Un âne, étant à l'abreuvoir,
Aperçut dans l'eau son image,
Et, tout étonné de se voir,
Se dit : « Quel est le personnage
Qui me regarde là dedans ?
Son front étroit, ses longues dents.
Son toupet gris et ses oreilles,
A de grandes cornes pareilles,
Lui donnent un air si borné,
Que j'en suis moi-même étonné ! »
Là-dessus, il se met à rire,
En saluant le pauvre sire ;
Et son sosie, au même instant,
Dans l'abreuvoir en fait autant.
« Ah çà! dit le baudet, je crois que la bourrique,
Toute bête qu'elle est, veut se moquer de moi...
Elle prend un air ironique.
Hé ! mon vieux camarade, il faut songer à soi,
Avant de se moquer des autres.
J'en connais de ces bons apôtres,
Qui se croient fort intelligents
En se gaussant des braves gens.
Ils sont mauvais railleurs, envieux du mérite,
Et cachent leurs défauts sous un air hypocrite.
Mais ce n'est pas à moi qu'on peut en imposer,
Et des êtres pareils il faut les mépriser... »
Il se fâchait. — Sosie observant le silence,
Apaisé par sa contenance,
Notre âne, aussitôt, s'attendrit,
Et, d'un accent plus doux, lui dit :
« Mon Dieu, regarde-toi toi-même,
Ainsi que te voilà dans ta misère extrême,
Un bât énorme sur les reins,
Traînant ton pauvre sort sur les quatre chemins.
Les temps sont durs et l'herbe est rare,
Les coups ne manquent pas, mais le maître est avare
De son argent. Il boit, et sort du cabaret
La poche vide, avec regret ;
Sur ton dos tombe sa colère.
Ah ! Seigneur Dieu, quelle misère ! »
Par sa propre douleur il était absorbé,
Lorsque l'ânier, fatigué de l'attendre,
Sosie, en l'écoutant, semblait l'avoir gobé,
Lui cria brusquement:» Tune veux pas m'entendre ?
Trois fois j'ai crié hue !— Es-tu sourd, vieux gredin ? »
Et sur son pauvre dos s'abattit le gourdin...
Sosie est un autre nous-même
Qui nous suit, nous écoute et raisonne avec nous ;
Mais, faut-il recevoir des coups,
Adieu, Sosie. — Ils tombent tous
Sur le bon Nicodème.