Le Renard et le Chat Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Le Renard et le Chat,, savants de même étage,
Moralistes surtout, ainsi qu'on va le voir,
Et tous deux exercés dans l'art du beau langage,
Ayant quitté, par un beau soir,
Le Renard son terrier et le Chat son manoir,
Ensemble voyageaient et, durant le voyage,
Déployaient les trésors de leur profond savoir.
Parlant de tout et croyant tout connaître,
Il n'était rien sur quoi, désireux de paraître,
Chacun de ces deux beaux diseurs
Ne se crût en état de discourir en maître :
Religion, justice, influence des mœurs,
Police des Etats, gouvernement, finance,
Ordre de l'univers et physique, et moral,
Et le juste, et l'injuste, et le bien, et le mal,
Rien n'effrayait leur subtile éloquence ;
Et nos deux pèlerins, bouffis de suffisance,
Sur tous ces points parlaient d'un ton
A dérouter et Socrate et Platon,

Dans un temps de philosophie,
Où l'on refaisait tout, sans reconstruire rien,
Où du nom de philanthropie
On décorait le peu qui se faisait de bien,
Le zèle de la bienfaisance
Devait aussi, comme on le pense,
De nos parleurs animer l'entretien.
Pour les grands sentiments quelle source féconde !
11 fallait les entendre, en ces graves sujets,
Débattre avec chaleur les généreux projets
Que, dans leur sagesse profonde,
Ils méditaient pour le bonheur du monde.

« Oh ! que les animaux et que l'homme ici-bas
Sont malheureux ! disait le modèle des chats,
Et combien grande est leur folie !
Ils pourraient, renonçant à leurs sanglants débats,
Vivre au sein du repos, sans haine, sans envie ;
Mais non, jamais de paix ; toujours nouveaux combats ;
Ah ! que je plains leur triste vie ! »

Comme Raton commençait ce discours,
Tout à coup une voix plaintive,
Et qui semblait invoquer du secours,
S'en vient frapper leur oreille attentive.
C'était à la pointe du jour :
Et tout dormait encor dans les lieux d'alentour.
Tout près d'un bois, au fond d'une vallée,
Des cris semblaient sortir d'une ferme isolée
Que les premiers rayons de l'aube du matin
Laissaient apercevoir à l'horizon lointain.

Nos héros de chevalerie
Tiennent conseil. C'est l'avis du Renard
D'aller droit sur la métairie.
On délibère peu ; l'on se décide ; on part.
« Pour une âme compatissante,
Il est si doux, disait le papelard,
De pouvair apporter un baume salutaire
À la douleur de ceux qui souffrent sur la terre !
Nous sommes à souhait servis par le hasard,
Ne perdons plus de temps ; n'arrivons point trop tard. «
Ils se hâtent tous deux. 0 scène déchirante !
Et comment retracer cet horrible tableau ?
A l'endroit d'où sortait cette voix expirante
C'était un loup dévorant un agneau !
« Monstre, dit le Renard, quoi ! sourd à sa prière,
Cédant sans résister à tes cruels penchants,
As-tu bien pu sous ta dent meurtrière
Faire craquer ses membres innocents ? »
Et le Chat d'ajouter d'une voix pateline :
« Que l'éducation, cette fille des cieux,
Pour les mortels est un don précieux !
Oui, l'ignorance est à mes yeux
De tous les maux la funeste origine.
De la férocité l'ignorance est la sœur,
Et cet agneau vivrait encore
Si son infâme ravisseur
Avait connu les lois de Pythagore. «
Au fort de la péroraison,
Voici venir, de la même maison,
Une poule gloussant et cherchant nourriture
Pour ses poussins
Qu'elle menait aux champs voisins.

Le Renard, en cette aventure,
Oubliant Pythagore et Socrate, et Platon,
Et même les discours de son ami Raton,
Le long d'un chemin creux furtivement se coule
Sans être vu ; s'approche doucement,
Puis, ne faisant qu'un bond, se saisit de la poule
Et dans le bois l'emporte en un instant.
De son côté, Raton, le bon apôtre,
Sans discourir en avait fait autant.
Voir les poulets, convoiter l'un, puis l'autre,
Ne dire rien, s'avancer pas à pas,
Couver des yeux le plus beau, le plus gras,
Sauter dessus, rejoindre son confrère,
Une secondé en fil l'affaire.

Je laisse à penser le repas
Que firent nos deux scélérats,
Après une nuit de voyage
Bon appétit vaut mieux que beau langage.
Enfin, les longs discours n'étaient plus de saison,
Messer Gaster parlait plus fort que la raison.

Tels tonnent contre le vice
A qui, sans y rien changer,
Ceci n'est pas étranger*
Une occasion propice
Vient-elle à les engager,
Ils courent au précipice
Dont ils montraient le danger.

Livre I, Fable 1




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