L'Archevêque et le Joueur d'échecs Etienne Catalan (1792 - 1868)

Au beau milieu d'une forêt,
Que fréquemment il parcourait,
Un jour, le Primat d'Angleterre
Rencontre un Homme assis à terre,
Tout près d'un échiquier campé,
Et paraissant fort occupé.

Le Prélat s'approche, et de dire :
Que fais-tu là, mon beau rêveur ?
Mais, Monseigneur, je joue aux échecs. Tu veux rire :
Quoi, jouer aux échecs, tout seul ?
— Non, Monseigneur :C'est avec le Bon Dieu que je fais ma partie.
Vraiment, c'est avec le Bon Dieu ?
Mon ami, belle garantie
Que, si tu perds, il t'en doit coûter peu. -
Grand pardon, Monseigneur, bien jouons-nous gros jeu ;
Et, pourtant, contre moi, vienne à tourner la chance,
Toujours payé-je exactement.
Mais, veuillez attendre un moment ;
Peut- être que votre présence
Me va porter aide et bonheur...
Non, décidément, mon malheur
Aujourd'hui ne veut s'en dédire :
Hélas ! je suis échec et mat,
Il faut payer.
Et le Primat
Riait, Dieu sait ! Quant au Joueur, il tire,
Avec le plus rare sang froid,
De sa poche trente guinées ;
Puis, il dit : C'est à vous qu'elles sont destinées,
Le Bon Dieu, Monseigneur, vous commet à son droit,
Et vous allez apprendre comme :
Toutes les fois que je perds, le Bon Dieu
Me dépêche quelqu'un, pour recevoir la somme
Dont se compose notre enjeu.
Les pauvres sont, en cette vie,
Ses trésoriers ; prenez donc, je vous prie,
Cet argent, non pour vous l'attribuer,
Mais pour le leur distribuer ;
C'est le prix de cette partie.
L'Archevêque eut beau résister,
L'Inconnu fit si bien instance sur instance,
Que Monseigneur fut contraint d'emporter,
Sans plus de façons, la finance.

Le mois suivant, par la même forêt,
Selon ses us, notre Primat repasse ;
Il revoit son Joueur, juste à la même place
Que, l'autre mois, il occupait,
Près du même échiquier, dans la même posture
Où, la première fois, le Quidam se trouvait.

À peine l'Archevêque à ses yeux apparaît,
Le galant au Prélat fait lui-même ouverture,
En le priant de s'approcher :
Ah! Monseigneur, dit-il, je crois que la Fortune
Et le Bon Dieu - cela soit dit sans vous fâcher, —
Font contre moi cause commune :
Hélas ! depuis que je ne vous ai vu,
J'ai, chaque jour, si constamment perdu,
Que je me vois près de branler au manche,
Si je ne prends, ce coup, une bonne revanche...
Mais, qu'est-ce là ?... Vivat ! Vivat ! ...
Ah ! j'avais, infâme apostat,
Méconnu le Bon Dieu, blasphémé la Fortune ;
Ils pouvaient m'en garder rancune,
Et voilà le Bon Dieu, pourtant, échec et mat !

Hé bien, demande le Prélat,
Qui te paiera ?... Qui ? fait notre homme :
Apparemment vous, Monseigneur,
Et vous allez apprendre comme :
Quand je gagne, il avient toujours que le Bon Dieu
Me dépêche quelqu'un, pour me payer la somme
Dont se compose notre enjeu ;
Or, nous jouions trois cents guinées,
Qui, par vous, monseigneur, doivent m'être données.
Et, si vous doutiez, cette fois,
De tout ce que je vous atteste,
J'ai, non loin d'ici, dans ce bois,
Des amis qui pourraient vous l'attester de reste.

C'était là parler haut et net ;
Le Primat, tout d'abord, sut la chose comprendre,
Et s'exécuta, sans attendre
Que le Larron lui fit signifier protêt
Par ses amis de la forêt.

Prenons que Monseigneur fût un saint personnage,
Il ne s'en montrait pas, assurément, plus sage,
Car le plus mince clerc connaît ce vieux refrain :
Défions-nous de Jean, le bon apôtre ;
Lorsqu'il nous offre un denier d'une main,
C'est qu'il s'apprête, l'aigrefin,
A nous en voler cent de l'autre.




Livre I, fable 20




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