Le Commandeur de Malte et ses Pages Etienne Catalan (1792 - 1868)

Pour l'Avare, compter, entasser, c'est jouir ;
Et tout l'or qu'une fois il étreint de sa serre,
Tel monstre est sans repos , s'il ne court l'enfouir.
Parents, valets , de qui plaindrait-il la misère,
Quand l'égoïsme est sa vertu ;
Qu'il en fait rejaillir les effets sur lui- même ;
Que, mal couché, mal nourri, mal vêtu,
Il n'est, excepté l'or, rien au monde qu'il aime,
Rien, lui compris ? Attaquez-vous au cœur
D'un pareil mécréant : éloquence perdue !
Fût-ce le prix du plus juste labeur,
S'il n'acquitte la somme aussitôt qu'elle est due,
De son budget voilà votre compte rayé.
Gardez qu'à d'autres temps l'aigrefin ne remette
L'acquit présent pour peu qu'il ajourne sa dette,
Ce que promet l'Avare, il le tient pour payé.
J'ai lu dans un Journal, le fait donc est notoire,
D'un Commandeur de Malte une plaisante histoire,
Dont Jean, mon maître, aurait mieux que moi profité ;
Mais, elle va tout droit à ma moralité.

Or, notre Commandeur, parmi ses gens à gages,
Avait, non pour son goût, mais pour son rang, des Pages
Qu'il nourrissait, Dieu sait, et n'habillait pas mieux.
La chose alla si loin, qu'à force de remises,
Ces pauvrets, en Janvier, manquèrent de chemises !
Rien qu'à le conter, moi, je grelotte pour eux !...
Attendons cependant : Voici le Majordome,
Qui, le cœur gros, les larmes dans les yeux,
Pour la vingtième fois s'en vient trouver notre homme;
Et là, tout le monde présent,
Les officiers et de bouche et d'épée,
Les écuyers, enfin nos Pages, l'Exposant
Pousse au vieux Commandeur cette prosopopée :
Mon bon Seigneur, l'Hiver vous parle par ma voix :
«< Tous sont sujets, dit-il , à mes communes lois !
Je vais souffler sur les épaules
De ces malheureux Enfançons,
Nus, pâles et tremblants comme de frêles saules ;
Pitié donc pour vos nourrissons !
Grand Commandeur, pour eux craignez mes brumes !
Voulez-vous qu'ils gagnent des rhumes ?
Les Médecins, alors, vous coûteraient bien plus
Que trente aunes de toile et la façon en sus !... »

Quoi, pour si peu, tant de feintises ?
Repart le Commandeur : allons, semez du lin,
Et faites de la toile !... Ah ! poursuit-il, enfin
Mes drôles sont contents ; ils vont braver les brises,
A présent qu'ils ont des chemises !

Livre III, fable 11




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