Le Juge et le Plaideur Etienne Catalan (1792 - 1868)

L'Honneur, en ce Bas-Monde, est une marchandise,
Dont chacun trafique à sa guise :
Tel l'achète, un autre le vend ;
Rien de mieux, c'est l'usage, et l'on ne peut qu'y faire.
Mais, que ce mécréant, ce fourbe, ce corsaire,
Embouche la trompette, et crie à tout venant :
Mon honneur est greffé sur franc !
Que ce vrai Satanas, profès du Sombre Empire,
Préconisant tout haut des vertus qu'il n'a pas,
S'apprête à nous gruger tout bas,
Le pendra-t-on deux fois ? Non, et c'est bien le pire.
Or, mon Juge, à tout prendre, est ce corsaire-là ;
Voici le fait :
En basse-Normandie,
Pays natal de la Chicanerie,
Où, dans tous les temps, on trouva,
Pour ses besoins, voire même au delà.
Procureurs, avocats, juges, et cætera,
Vivait un rejeton de la Dandinerie.
Digne fils des Dandin, il avait revêtu
La toge et le bonnet avec dispense d'âge ;
Mais, plus profond en droit peut- être qu'en vertu,
Comme Perrin l'Ancien, ce docte personnage
Tenait pour principe certain,
Que tout Plaideur doit bénir son destin,
Quand de Dame Justice il peut, vaille que vaille,
Sur l'huître qu'il conteste obtenir une écaille ;
Et la Chronique ajoute que Dandin,
Plus d'une fois, ayant, par pure complaisance,
Reçu quelques enjeux des mains du Demandeur,
S'imagina qu'il devait, par prudence,
Prendre encor ceux du Défendeur,
Afin d'être en état d'étouffer l'influence,
S'il sentait ce serpent se glisser en son cœur.
C'était l'entendre au mieux avec sa conscience.
Mais, il advint, un jour, que, pour semblable fait,
Certain Confrère sien fut d'abord et tout net,
Sentence au dos, mis au gibet...
Notre Juge achevait d'en lire la nouvelle,
Lorsque sa servante Isabelle
Vint annoncer Maître Thomas,
Qui, dans certain procès suscité par le Diable,
Craignant, sur certains points épineux, délicats,
De trouver Dandin peu traitable,
Avait jugé prudent d'échafauder le cas
De deux couples de poulets gras :
Du poulailler véritables chanoines,
Sans doute, avant de trouver mieux,
On eût fait vingt couvents de moines ;
Dieu sait comme Dandin les dévorait des yeux !
Mais, peu jaloux du brillant avantage
D'aller, la hart au cou, montrer à tout passant
De quel côté souffle le vent ;
Bref, pour sortir corps et biens du naufrage,
Force lui paraissant de ruser : Qu'est-ce ci ?
S'écria le saint homme ; on ose faire outrage
Al'honneur des Dandin ! Traître, en va-t-il ainsi ?
Un juge, à ton avis, doit forfaire peut-être ?...
Isabelle, à l'instant qu'on ouvre la fenêtre !
Par quel exemple, il faut faire voir à ces gens
L'horreur qu'inspire, à Troie, un Grec et ses présents !...

Isabelle, en fille avisée,
Nonobstant le pathos de la péroraison,
Crut entrevoir que le Patron
Préparait quelque embûche ; et, soudain, la croisée
Fut par ses mains ouverte tout au grand.

Dandin, alors, le cœur battant de joie,
Comme un renard près de saisir sa proie,
Sur les poulets se jette incontinent,
Puis, de sa basse- cour galamment les envoie
Respirer l'air ; et, sus, poursuivant son sermon :—
Maître Thomas, ceci vous serve de leçon !
Toujours, à qui de droit, Dandin fera justice,
En magistrat exempt de fourbe et d'artifice,
Et qui, toute sa vie, a su faire le bien
Par goût, par devoir, et pour rien :
Notez ce dernier point, Thomas, et bon voyage ! --

Incertain s'il s'était mépris,
Et mal content de son pélerinage,
Thomas, les bras ballants, s'en revint au logis,
Disant L'Honneur n'est pas, je crois, dans le langage.
Point ne sais s'il perdit ou gagna son procès,
Mais, est-il qu'il en fut toujours pour ses poulets.

Destin railleur, si, parfois, ton caprice
Commet de telles gens pour rendre la justice,
De ces renards flairant tout Plaideur aux abois,
Qui de leurs lèvres moralisent
Ceux que leurs grifses dévalisent ;
Déjà l'ai dit, comme à certes le crois :
Trop ne serait, contre pareille horde,
De deux gibets ou de deux croix,
Dût le Plaideur fournir ou les clous ou la corde !

Livre VI, fable 3




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