Le Troupeau qui voulait changer de Chien Étienne Fumars (1743 - 1806)

Sous la garde d’un Chien sévère,
Un Troupeau s’en allait paissant
Tristement,
Toujours sans dire mot, toujours le nez par terre,
Jamais alerte et bondissant,
Quoiqu’il broutât le vert naissant,
Écart le plus petit, faute la plus légère,
Étaient soudain payés comptant.
Coup de patte au museau, coup de dent au derrière,
Grognard vous les pinçait sans dire gare avant.
Il se trouvait partout, à la queue, à là tête,
Courait, sautait, criait, côtoyait chaque bête,
Et le pâtre étendu laissant là son béton,
Pouvait dormir à l’aise, ou caresser Lison.
Grognard est un trésor pour une bergerie :
Dès qu’il parait un loup, il l’immole à Pluton.
Vois le Troupeau se plaint : je conçois qu’il s’ennuie ;
Sans maint petit écart et sans mainte folie,
Ma foi, pour rien, je donnerais la vie.
Tout maudissait le Chien dans le fond de son cœur :
Jupin nous l’a donné dans sa juste fureur.
Oui, c’est pour nos péchés, disait la gent moutonne,
C’est pour cet espalier que notre dent gloutonne,
Hélas ! dévora dans sa fleur.
Mais si Jupin punit, Jupin a l’âme bonne,
Et quand on se repent, il traite avec douceur.
Ainsi parlait tout bas, en dévote personne,
Plus d’un mouton mourant de peur
D’être entendu ; Pour quelque tendre affaire ,
Un jour que le mâtin, d’humeur d’être galant,
S’oubliait un peu loin, contre son ordinaire,
Vite le nez au ciel tout le peuple bêlant :
« C’est un loup enragé ! c’est un fils de Cerbère !
Jupin, délivre-nous de ce monstre odieux ! »
Ils désiraient un Chien qui leur laissât tout faire :
Jupin, pour leur malheur, se rendit a leurs vœux.
Il leur donna Tout-doux, matin fort débonnaire ;
Et bientôt le Troupeau de bondir dans les champs,
D’aller deçà, delà, de faire des gambades
Et se donner du passe-temps.
C’étaient toujours nouvelles escapades ;
On ne gardait plus d’ordre ; il n’était plus de rangs ;
Le Chien n’est plus le maître ;
S’il parle, on cabriole, ou bien qu’il aille paître ;
Et les voilà contents…
Gare les loups du voisinage !
Déjà nos libertins ont ressenti leur rage ;
Viennent aussi les loups de tous les environs,
Loups de dix milles à la ronde ;
Ils se donnaient le mot pour rafler les moutons :
Tout-doux laissait en paix égorger tout le monde,
Et prudemment s’éloignait des gloutons.
Du malheureux Troupeau le pitoyable reste,
A ses dépens, sage un peu tard,
Bêla, bêla si fort, que la bonté céleste,
Pour terminer ses maux, lui renvoya Grognard.
Un roi, même cruel, vaut mieux qu’un imbécile :
L’un, il est vrai, nous fait du mal ;
Mais l’autre en laisse faire ; il est bien plus fatal ;
On n’aurait qu’un tyran, on en a plus de mille.





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