Le Cochon, le Mouton et la Chèvre Fortuné Nancey (? - 1860)

J'ai lu chez ce conteur naïf, inimitable,
Qui sous le masque de la fable,
Sait toujours, à propos, nous montrer la raison,
Qu'un jour la maigre chèvre et le pesant cochon,
Suivis de l'animal qui porte la toison,
Vers la ville prochaine allaient de compagnie ;
Non de leur pied léger, comme on dit ; cette fois,
On avait fait pour eux plus de cérémonie,
Et dans un char rapide, ils voyageaient tous trois ;
Char ayant pour coussins une épaisse litière,
Et la ridelle pour portière,
Une charrette enfin ; un rusé garnement,
Maître d'étal., conduisait l'équipage,
Et complétait le chargement.
Ce dernier sans égard pour l'ennui du voyage,
Et pour éteindre, étouffer, prévenir,
Tout insdiscret propos, tout fâcheux, souvenir,
Par mesure enfin de prudence,
Leur avait fait la loi de garder le silence.
Loi que la chèvre et le mouton,
En gens que l'on trait, que l'on tond,
Savaient respecter sans se plaindre.
Contre laquelle aussi plus fin, plus prévoyant,
Sachant ce qu'il avait à craindre,
Le cochon pour sa part, protestait en criant.
Il savait que tous trois on les allait conduire,
Sans autre espoir,
A l'abattoir ;
Mais quoique du danger il voulut les instruire,
Rien ne pouvait les émouvoir.
Ces gens-ci, disait-il, que par le nez on mène,
Ferment l'oreille à mon antienne ;
Ce ne sont, à leurs yeux, que de mauvais propos ;
Et ce criard, ajoutait avec joie,
Le charton comptant sur sa proie,
N'est rien qu'un ennemi troublant votre repos.
Puis ajoute le fabuliste,
De crier le porc avait tort.
La sagesse, en effet, consiste
À s'endormir tranquille sur son sort.
Je demande pardon, sur ce point, à mon maître,
Mais la morale qu'il déduit,
N'est point celle qui doit de cette fable naître ;
Je préfère celle qui suit :
La charrette nous peint assez bien ce me semble,
Ce qu'on nomme parfois le vaisseau d'un État.
La chèvre et le mouton, c'est la masse qui tremble
De voir surgir quelque facheux débat ;
Et qui jusqu'à l'excès crédule,
En craignant d'avancer, dans l'abîme recule.
Mais dans les cris, dans la prudente voix
De l'animal rusé, sans peine aussi je vois,
La vigilante sentinelle,
Qui sur la brèche, où le danger l'appelle,
Au peuple incessamment révèle,
Le sacrifice de ses droits.

Livre I, fable 19




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