L'impétueux Adige inondait les campagnes,
Et roulant à grand bruit ses flots tumultueux,
Grossis par les torrents, descendus des montagnes,
Exerçait dans son cours des ravages affreux.
Vérone tout-à-coup voit l'onde mugissante
S'accroître, bouillonner, s'échapper de ses bords,
Répandre avec ses flots le trouble et l'épouvante,
Et pouffer dans ses murs des débris et des morts.
Déjà son Pont chancèle, ébranlé sur ses piles,
Et s'écroule, entraînant avec lui dans les eaux
Ses pâles habitants, surpris dans leurs asyles.
Une seule arche encor lutte contre les flots.
Sur cette arche affaissée, immobile et captive,
Une famille entière en vain tendait les bras ;
Implorant du secours, et poussant vers la rive
De lamentables cris qui n'y parvenaient pas.
:
Le Peuple, dans l'effroi que ce spectacle imprime,
D'un danger si pressant n'ose les garantir,
Frémissant de les voir suspendus sur l'abyme
Qu'il croit à chaque instant prêt à les engloutir.
Et tandis qu'à la mort ces victimes en bute,
De son affreuse approche éprouvent les horreurs ;
Du Citoyen tremblant, qui mesurait leur chute,
La stérile pitié s'exhalait en clameurs.
La voix de l'Opulence enfin se fait entendre,
Et promet, à grands cris, mille sequins à ceux
Qui, sans perdre de temps, oseront entreprendre
D'aller dans un esquif sauver ces malheureux.
La foule cependant garde un morne silence,
Et l'aspect du péril rend l'or moins séduisant.
Vers ces bords désolés un Villageois s'avance,
Apprend ce qu'on propose, et s'embarque à l'instant.
Il rame avec effort, aborde sous la pile,
Attend que la famille, enfants, femmes vieillards
Soient passés dans sa barque, où lui-même tranquille,
De ce commun danger affrontait les hasards.
Nous voilà tous sauvés ! Allons, amis ! courage !
De rames, d'avirons chacun s'arme à ces mots,
Et tandis que la nef vole vers le rivage,
On voit l'arche, tombant, s'abimer sous les eaux.
Autour du Villageois on s'attroupe, on s'empresse,
On l'arrache des bras de ceux qu'il a sauvés.
Le Riche veut sur l'heure acquitter sa promesse :
Et les mille sequins à l'instant sont trouvés.
Non, dit le Villageois, je ne vends point ma vie.
De l'or que vous m'offrez faites un autre emploi :
Aux pauvres gens du Pont donnez-le, je vous prie,
Sans doute ils en auront plus à faire que moi.
De ce récit peu vraisemblable,
Que concluez-vous, s'il vous plaît ? -
Ami, ce n'est point une fable
Que je vous contais : c'est un fait.