Vous connaissez bien Poliphème,
Ce grand vilain Géant à l'œil louche, au teint blême,
Cet Ogre si fameux des bords Siciliens,
Egalement friand de Grecs et de Troyens ;
Ce Polyphème donc, vrai monstre de nature,
Dans sa caverne un jour dévorant sa capture
(Notez bien que c'était des gens
Qu'il déchirait à belles dents)
Pendant ce repas détestable,
Paisiblement assis à table,
Prêtait l'oreille à l'un d'entr'eux,
Qui lui faisait des contes bleus.
Ce Conteur-là, par parenthèse,
Ne devait pas être à son aise ;
Mais notre homme dans son malheur
Fit contre fortune bon cœur,
Et ne manqua pas d'éloquence
Pour captiver la bienveillance
De ce bénévole auditeur,
Tout prêt à croquer l'orateur.
Il faut, en semblable rencontre,
Bien de l'esprit pour qu'on en montre.
L'Ogre, sans perdre un coup de dent,
Trouvait le Conteur très-plaisant,
Et dit : puisque tu m'as fait rire,
Je veux, pour te gratifier,
Ne te manger que le dernier.

Mon Lecteur peut-être va dire
Que c'était un sot compliment.
Ulysse en jugeait autrement ;
Car c'était en effet lui-même.
Il comprit qu'il viendrait à bout
De se venger de Polyphème,
Qui ne le mangea pas du tout.

Gagner du temps, quand on est sage,
N'est pas un petit avantage.

Fables et contes dédiés a Son Altesse Impériale Monseigneur le Grand Duc, Livre II, Fable 25




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