Le Paysan et le Serpent Gilles Corrozet (1510 - 1568)

Ne se fier en celluy qui a desja esté ennemy

On ne se doit jamais fier
A cil qui a rompu sa foy :
Combien qu'il te vienne prier,
De sa cautelle garde-toy


Ung Serpent fut nourry chez un Rusticque,
Qui cependant enrichit grandement;
Ung jour advint que furieusement
A ce Serpent il se courrouce et picque.
I le navra en sa fureur inique,
Dont le Serpent fuyt soudainement;
Depuis vescut cet homme pauvrement,
Quelque labeur qu'il face ou qu’il trafique.
Et ceste perte il estime venir
Pour avoir faict au Serpent telle injure ;
Parquoy le prie aprés de revenir.
Le Serpent dict : « Mon amy, je te jure
Qu’en ta maison tu ne me peulx tenir,
Car je voy bien que tu serois parjure.

« Quant est du mal, dict le Serpent tressaige,
Que tu m’as faict, je le veulx pardonner;
Mats je ne veulx avec toy retourner,
Je n’ay sy lasche et debile couraige.
« Tu ne me peulx, aprés ton grand oultraige,
Par ta promesse ou ta foy guerdonner ;
Sy guerison je me puis bien donner,
Le souvenir durera tout mon aage.
« Puis que tu m’as ja navré et blessé,
Je ne veulx point adjouster foy aulcune,
Car ton serment bien tost seroit froissé. »
Quand on remect toute hayne et rancune,
C'est grand vertu d’ung vouloir bien dressé.
Tel cueur vaillant n’est subject à fortune.
Fable 26


Titre original : Du Rusticque et du Serpent

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