Les Lapins sur les glaçons Guillaume-Antoine Lemonnier (1721 - 1797)

Mon Dieu, que les badauds
Me semblent de grands sots !
Pour eux tout est spectacle.
Le moindre charlatan par se grossiers propos,
Ses tours platement fins et ses mauvais bons mots,
Leur fait crier miracle.

Pendant une débâcle
Je passais sur un pont ;
Auprès du parapet je vois grossir la foule.
Comme à Paris on fait ce que les autres font,
Pour voir ce qu'on voit là j'approche et je me coule,
Puis je pousse et je presse. À force de pousser
J'eus une bonne place,
Et je vis à mon aise arriver et passer
De grands morceaux de glace
Que les eaux entraînaient. Tout la populace
En voyant riait,
Et puis sans ire se battait,
(Comme se de se battre agrandissait l'espace.)
Et puis tous les dictons de place.

« Tiens, commère, le grand glaçon !
Soutenez-vous, mon beau garçon ;
Soutenez donc votre jeunesse.
- Si tu prétends qu'il se redresse,
Voisine, de ton poing donne-lui sans façon
Un hausse-col sous les menton.
- Ne t'en avise pas, commère,
Vois-tu qu'il porte une rapière ?
- Que cela me fait-il à moi ?
- Sais-tu qu'il a servi le roi ?
- Pardi, je le vois à sa mine.
N'étais-ce pas dans la marine ? »
Et puis les coups de poing de plus belle trottaient
Tandis que les glaçons avec bruit se brisaient
Contre l'arche du pont. À la rixe insolente
Je prenais peu de part,
Et je songeais à mon départ,
Lorsque je vis de loin comme un île flottante
Qui s'avançait vers nous. Le glaçon, que je pris
Pour une île, portait quelque chose de gris
Qui paraissait vivant. De près, ce quelque chose
Fut cinq pauvres lapins. Chaque badaud surpris
De voir là des lapins, bêtement jase et glose
Pour tâcher d'ajuster le fait avec la cause.
« Les lapins nagent donc ? - Oh non, dans un bateau
Ils ont passé. - Bon, bon, ce sont des lapins d'eau ;
J'en ai bien vu des rats. » Encor nouvelle dose
De coups de poing. Pour voir un fait si curieux
On tend le col, on ouvre et la bouche et les yeux ;
On ne sourcille pas, on retient son haleine ;
Et c'est avec raison, l'objet en vaut la peine,
Les lapins se battaient. Et leurs pieds et leurs dents
Ne se reposaient guère.
Nos badauds bien contents
Avec plaisir les voyaient faire.
Je n'étais pas de même et je criai : « pourquoi,
Pauvres lapins, pourquoi vous battre ? »
Des cinq j'en entendis très distinctement quatre
Me répondre avec feu : « Je veux donner la loi
Sur ce glaçon, il est à moi,
J'en suis le souverain, le roi. »
Puis en chorus : « Toi, le roi, toi ?
À quel titre ? - A droit de conquête. »
Je repris : « Le royaume à l'instant va périr ;
Voyez donc la mort qui s'apprête ;
Du moins mourez en paix puisqu'il vous faut mourir. »
Le cinquième réplique : « il sied bien à des hommes
De nous prêcher la paix. Je fais bien que nous sommes,
En nous battant ainsi, des enragés, des sous :
Mais hélais, sur ce point l'êtes vous moins que nous ?
Vous vous faites la guerre
Pour un morceau de terre
Au même instant que le trépas
Va l'ouvrir sous vos pas. »

Le sermon aurait pu s'étendre,
Mais crac contre l'arche du pont,
Combattants et prêcheur déjà tout est à fonc.
Je crois que mes badauds ne purent pas comprendre
Le discours, mais du fait ils furent les témoins,
Et ne s'en battirent pas moins.

Fable 3




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