Les Lapins et le Renard Bourgeois-Guillon (19è siècle)

De votre côté tout voisin
Qui cherche à s'agrandir est toujours incommode.
Si plus que vous il est puissant, soyez certain
Qu'il vous nuit. Sans chercher d'épisode,
Ni ma preuve en tel souverain
Rêvant toujours conquête sur conquête,
Je la trouverai toute prête
Dans le misérable destin
De Jeannot lapin, douce bête,
Maître et seigneur d'un trou, lequel de père en fils
Fut de Pierre à Simon, puis à lui Jean transmis
.
A l'abri donc des lois et de l'usage,
Il en jouissait lui, les siens.
C'était dans un lieu trop sauvage
Pour y craindre furets et chiens :
Aussi, comme en un ermitage,
Il y vivait, soir et matin
Tondant en paix le serpolet, le thym.
Mais voilà qu'une nuit que Jean ne donnait guère ^
Il entend, près de son logis,
Gratter et remuer la terre.
Qu'est-ce, dit-il ? Sont-ce les ennemis ?
Jeannot, comme l'on sait, n'est pas foudre de guêtre ;
Il éveille sa femme, il éveille ses fils ;
Tout en sursaut chacun s'éveille,
Chacun au bruit prête l'oreille,
Se demande d'où le bruit part ?
Qu'est-ce, se dit chacun ? Or c'était le renard.
Par mainte fouille souterraine,
Pour dérouter les chiens et les furets,
Il a si bien agrandi son domaine,
Augmenté les détours secrets
De ses terriers, qu'il se rencontre auprès
Du trou de Jean lapin ; il le sent. Quelle aubaine !
Il redouble d'efforts, et se trouve bientôt
Avec la famille éperdue.
Quel spectacle !.. C'est, en un mot,
C'est celui d'une ville, hélas ! prise d'assaut !
Il égorge, il étrangle, il tue :
Et quand, sans peine, sans remords,
Ainsi que Pyrrhus en sa rage,
Dans cent Troyens pensait immoler cent Hectors,
Ivre de sang et de carnage,
Il ne se voit entouré que de morts,
A son domaine il joint le modeste héritage.

Rien de plus dangereux qu'un puissant voisinage !

Livre I, Fable 6




Commentaires