Les Eléphants et les Lapins Théodore Lorin (19è siècle)

Près d'une fontaine limpide,
De sémillants lapins une troupe timide
Tranquillement dès l'aurore broutait
Et le thym et le serpolet,
Puis, tout le jour, dans la prairie,
Sautait et folâtrait, menait joyeuse vie.
Tout allait pour le mieux, lorsque des éléphants
Vinrent un beau matin dans ces riantes plaines.
Sans le vouloir, ces énormes géants
Marchaient sur les lapins errants
Et les écrasaient par vingtaines.
« Comment, se disaient les lapins,
Écarter loin de nous ces dangereux voisins ?
Tenter la force ouverte, hélas ! serait folie.
Faudra-t-il donc quitter ces lieux délicieux,
Témoins de nos amours, théâtre de nos jeux,
Pour chercher une autre patrie ? »
Et de gémir. « Tous ces discours sont vains,
Dit l'un d'eux qui, déjà sur l'âge,
Avait souvent bravé de contraires destins.
Mes bons amis, ne perdons pas courage.
Nos adversaires, j'en conviens,
Par la force ont sur nous un immense avantage :
D'où je conclus que, pour sauver nos jours,
A l'artifice il faut avoir recours.
Je ne suis pas sans espérance :
Laissez-moi tenter cette chance.
En attendant soyez prudents :
Ne bougez de vos trous durant ma courte absence. »
Il va trouver le roi des éléphants.
« Seigneur, dit-il, la lune a choisi pour domaine
Cette agréable et limpide fontaine
Où, vous et vos sujets, vous venez chaque jour
Apaiser votre soif : or ce n'est pas sans peine
Qu'elle vous voit troubler ce paisible séjour.
A son culte attaché par mon saint ministère,
Je viens, bien malgré moi, par ses ordres exprès,
Vous menacer de sa colère,
Si vous ne regagnez vos épaisses forêts.
Je le redis encor, de ce fâcheux message
Je m'acquitte à regret ; mais de. mon témoignage
Si vous doutez, croyez au moins vos yeux. »
Observez bien que la lune était pleine,
Et que les eaux de la fontaine
Réfléchissaient son disque radieux.
Par la brise du soir l'onde était agitée :
L'éléphant étonné dans ce globe tremblant
Crut voir la déesse irritée.
Quoique de sa nature il fût sage, prudent,
De ce prodige surprenant
Son âme fut épouvantée.
Avec ses compagnons il s'éloigna soudain.
Leur départ au peuple lapin
Rendit la joie et l'allégresse.

Grands de la terre, hommes riches, puissants,
Des pauvres, des petits méprisant la faiblesse,
Souvent, hélas ! vous êtes leurs tyrans ;
Mais pour vous échapper le ciel, dans sa sagesse,
Leur donne heureusement la ruse et la finesse.

Livre V, Fable 13




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