Les Mouches et les Eléphants Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

En présence étaient deux armées,
Qui d’un courage égal toutes deux animées,
Différaient seulement de force et de secours.
Un long rang d’éléphants qui sur de hautes tours,
De soldats bons archers portait mainte cohorte,
Servait à l’une de rempart.
L’autre armée est plus faible, et n’a contre la forte
Que bon courage pour sa part.
L’instant fatal arrive ; on a sonné la charge ;
Les éléphants de se mouvoir,
Et les traits mortels de pleuvoir.
Quelque tems on tient ferme ; et puis on prend le large.
Par tout devant les tours les escadrons pliaient ;
La victoire déjà de son aile divine
Couvrait la troupe éléphantine ;
Et les monstres vainqueurs jusqu’au ciel envoyaient
Mille cris dont au loin les échos s’effrayaient.
Par bonheur un essaim de mouches
Eut pitié des vaincus, prit en aversion
Les éléphants et leurs clameurs farouches.
Ça, punissons un peu cette ostentation,
Dirent-elles. Fondons sur ces superbes masses,
Et que l’on parle aussi de nous.
Ce ne fut pas vaines menaces ;
Et sur les éléphants les piqueurs fondent tous.
Il n’est peau si dure qui tienne ;
Le fût-elle encor plus, messieurs, vous en aurez,
Bourdonnent-ils ; vous apprendrez
À qui le destin veut que la gloire appartienne.
Soudain de leurs traits acérés
Ils blessent coup sur coup les yeux de nos colosses ;
Dans l’une ou l’autre oreille, ou dans la trompe entrés,
Ils les harcellent tant, que devenus féroces,
Les éléphants désespérés
Retournent en arrière, en foule se renversent
Sur le parti qu’ils troublent, qu’ils dispersent.
Par l’effroi des vainqueurs les vaincus rassurés
Reviennent au combat ; la valeur tourne en rage ;
Ils frappent, percent tout, ce n’est plus qu’un carnage ;
Ils font litière enfin d’ennemis massacrés.
Un florissant empire ainsi changea de face ;
Le roi fut dépouillé ; l’étranger eut sa place.
Sur cette révolution
L’histoire a débité maintes raisons subtiles.
Les vaincus étaient malhabiles ;
Ils ne firent pas bien leur disposition :
Le vainqueur prudent comme Ulysse
Dans l’armée ennemie avait des gens à soi ;
C’est de ces gens que vint le désordre et l’effroi ;
Et cent contes pareils que dame histoire glisse,
Et qu’on croit cependant comme article de foi.
Des mouches, pas un mot. Pourquoi ?
Aux grands événements il faut de grandes causes ;
Voilà son système, fort bien :
Mais qui saurait au vrai les choses,
Verrait souvent que ce n’est rien.

Livre III, fable 9






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