L'Annexion des Lapins Jean Héré (1796 - 1865)

Délivrés de leurs ennemis,
Désormais sans inquiétude
Grâce au secours de leurs amis,
Les lapins chez eux affermis,
Voulant montrer leur gratitude :
- Acceptez ce bout de terrier,
Dirent-ils, qui fait suite au vôtre ;
Avant qu'il fût devenu nôtre,
Il était à vous tout entier.
Les lapins de cette contrée,
Peu satisfaits d'être avec nous,
Chez vous réclament leur rentrée,
Et tous se déclarent pour vous.
Une ombrageuse défiance,
Dissimulant mal la vengeance,
Les en a détachés ; eh bien !
Qu'une juste reconnaissance
Vous rende aujourd'hui votre bien,
Et resserre notre alliance. -
C'était bien dit pour des lapins.

Mais des angoras, nos voisins,
Restés étrangers à l'affaire
Qu'ils ne voyaient pas de bon cœur,
Pensaient de tout autre manière.

- Il ne faut pas que le vainqueur
Profite en rien de la victoire,
Dirent-ils, d'un air de dépit,
- Puisqu'il en a toute la gloire,
Il n'en peut avoir le profit.
On peut soutenir un petit ;
Mais un grand, c'est une autre histoire.

Qu'il ait l'honneur ; cela suffit,
C'est trop peut-être. On n'est pas libre
De troubler ainsi l'équilibre
Au moyen de petits présents
Qu'on accorderait aux puissants.-

Voilà les gens : vous pouvez croire
Que, malgré tout ce qu'ils diront,
Vos prétendus amis seront
Les plus jaloux de votre gloire.

Mais le vainqueur peu soucieux
De l'humeur de ces envieux,
Répond : - Vous nous la donnez bonne,
Avec vos grands airs généreux,
Vous surtout si peu scrupuleux !
En acceptant ce qu'on nous donne,
Nous ne faisons tort à personne ;
Tandis que vous, nos bons amis,
Dites combien vous avez pris
De pays par la violence
Ou la ruse. Dans la balance
Mettez nos immenses bienfaits
Avec le peu que l'on nous donne,
Et vous avouerez que jamais
N'agit ainsi race bretonne.

L'honneur, dites-vous, nous suffit.
C'est vrai qu'il est notre mobile,
Comme le vôtre est le profit ;
Mais l'honneur n'exclut pas l'utile.
Et si vous avez tant à cœur
De voir entre nous l'équilibre,
Sachez aussi joindre l'honneur
Au profit ; cela vous est libre.

Cessez donc, braves angoras,
Sous peine d'être ridicules,
Cessez d'étaler des scrupules
Qu'assurément vous n'avez pas.
Vos grands sentiments font sourire.

Malgré tout ce que l'on fera,
Que l'on veuille ou non y souscrire,
La chose ainsi se passera,
Et ceux qu'elle contrarira
Sont invités à nous le dire. -

Livre III, Fable 5


Daté de Mai 1860.

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