Sur un mont aux cimes ardues,
De lapins maintes nations
Avaient creusé leurs habitations,
Entre elles assez près sans être confondues ;
Chaque peuple avait son quartier.
Après avoir trotté, brouté l'herbe menue,
Dès que l'heure en était venue,
Chacun rentrait dans son terrier.
Bien qu'ils ne fussent pas tous de la même race,
Pourtant, comme au soleil chacun trouvait sa place,
Les bons et paisibles lapins
Vivaient en excellents voisins :
Pas de querelle, pas d'injure,
Pas de propos blessants ni de mauvais desseins ;
Ils suivaient les penchants de leur bonne nature.
Le chef d'une de ces tribus,
S'apercevant de cet abus,
Se dit : troublons la paix pour devenir le maître.
Depuis longtemps je m'aperçois d'ailleurs
Qu'il est chez les lapins beaucoup trop de seigneurs.
Un seul chef suffirait, il faut le reconnaître,
Surtout si ce chef c'était moi.
D'abord j'établirais l'unité dans la loi,
Une égalité salutaire ;
Ici l'on ne dit rien, mais ailleurs, au contraire,
On dit et l'on fait ce qu'on veut,
Et le monde va comme il peut.
Tout lapin, selon moi, doit brouter et se taire.
Assemblons mon conseil. - De votre loyauté
J'attends, messieurs, la vérité.
- Nous jurons tous de vous la dire.
- C'est très bien. Maintenant, comment
Trouvez-vous mon gouvernement ?
Vous paraît-il bon ? -Parfait, Sire.
- Je m'en doutais certainement,
Mais à présent la chose est sûre,
Puisque chacun de vous l'assure.
A tous étendons ce bienfait ;
Il ne faut pas être égoïste ;
Ce n'est pas pour nous seuls que le bonheur est fait ;
Et si quelque lapin mal avisé résiste,
Arrivons à nos fins ; forçons-le, s'il le faut,
D'être heureux malgré lui ; car j'ai reçu d'en haut,
Vous ne l'ignorez pas, la mission divine
De faire le bonheur de la race lapine.
Je veux être fidèle à ma vocation,
Et prends tous les lapins sous ma protection.
Les temps sont accomplis ; mon conseiller fidèle,
Allez, cher Mentirkoff, annoncer la nouvelle ;
Soyez insinuant, adroit dans vos discours,
Et souvenez-vous bien surtout que, dans les cours,
Pour réussir la première science,
Est de cacher ce que l'on pense.
Vous, brave Knoutikoff, avec vos régiments,
Vous soutiendrez nos arguments,
Car la raison armée a bien plus de puissance. -
Mentirkoff aussitôt part pour sa mission,
Et la remplit avec le plus grand zèle ;
Vante chez toute nation
De son maître puissant la bonté paternelle,
Offre son alliance et sa protection.
Mais de son éloquence on goûte peu les charmes ;
A sa voix les lapins sont sourds,
Et Mentirkoff en est pour ses frais de discours.
L'éloquence épuisée on a recours aux armes ;
Partout s'entend le cri d'alarmes,
Et l'on voit accourir des rivages lointains,
Pour soutenir le choc, les plus fameux lapins,
Renommés entre tous par leur bouillant courage.
D'assaillants, d'assaillis des bataillons nombreux
Se mêlent au milieu d'un horrible carnage.
Les lapins qui vivaient naguère, en paix, heureux,
Emportés maintenant par une aveugle rage,
Se déchirent à qui mieux mieux..
Par l'ambition d'un despote,
On voit autour de chaque motte
De lapins morts des monts affreux.
Pendant ce temps, d'habiles diplomates,
Qu'aucune question n'embarrasse jamais,
Calculent sur leurs quatre pates
Les conditions de la paix.
Et vous que le trépas décime,
Pauvres lapins, jusques à quand
Des projets insensés d'un maître extravagant
Serez- vous la triste victime.