Dans une île du Nouveau Monde
Vivait un peuple heureux encor :
C'était l'ignorance profonde
Et les vertus de l'âge d'or.
Tout habitant, pour être utile,
N'avait qu'à consulter son cœur ;
L'air pur et la terre fertile
Encourageaient le laboureur.
Noblesse, honneur, gloire, opulence,
Etaient des termes ignorés ;
Les soins pénibles de l'enfance
Pour les mères étaient sacrés.
Point d'état qui fut mercenaire,
Point de travail qui fut vendu ;
Tout service avait son salaire
Dans le plaisir d'être rendu.
L'amour, qui cherchait à paraître,
A tous les feux s'abandonnait ;
Si l'aurore l'avait vu naître,
La fin du jour le couronnait.
L'éclat, le faste, la parure,
N'avaient point étendu leurs droits :
Ainsi de la simple nature
Ce peuple heureux suivait les lois.
Le destin, fidèle au partage
Des maux et des biens d'ici-bas,
Voulut, en le rendant si sage,
Que ses yeux ne s'ouvrissent pas :
Mais il habitait une plaine
Que sans danger il parcourait ;
Il cherchait et trouvait sans peine
A mesure qu'il désirait
De ce peuple doux et tranquille
Le bonheur semblait bien certain,
Lorsque, pour le malheur de l'île,
Il y parut un Médecin.
A son art dangereux
il soumit cette terre ;
Il séduisit ce peuple, employa ses secrets ;
A tous les habitants il rendit la lumière,
Et les dévoua tous à d'éternels regrets.
Ses malheureux succès firent naître l'envie
De parcourir des lieux inconnus jusqu'alors :
Ce peuple abandonna sa campagne chérie,
Et d'un pied téméraire il en franchit les bords.
Mille dangers l'environnèrent,
Qu'avant il ne soupçonnait pas :
Dans les détours qui l'égarèrent
Ses yeux ne guidaient plus ses pas.
De son bonheur passé la douloureuse image
Venait à son esprit se peindre à tout moment ;
De l'art qui l'éclaira reconnaissant l'ouvrage,
Il regretta trop tard son doux aveuglement.
Aux discours séducteurs de la Philosophie,
Mortels, craignez de vous livrer :
Celui qui veut trop pénétrer
S'égare et perd souvent le bonheur de sa vie.

Livre I, fable 13




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