L'Aigle et l'Araignée Ivan Krylov (1768 - 1844)

Dans les hauteurs du ciel par son vol emporte,
Au sommet du Caucase un aigle était monté,
Et, sur un cèdre centenaire
Ayant posé son pied hardi,
Joyeux, il contemplait l'espace solitaire
Et croyait découvrir les confins de la terre,
Que ses yeux révélait l'horizon agrandi.
Dans les steppes sans fin, il voyait les rivières
Dérouler de leurs flots les sinueux détours;
Les prés, les bois, parés de leurs fleurs printanières,
En verdoyants tapis étalaient leurs atours,
Et, comme un grand désert plein d’ombres,
La Caspienne, étendant ses eaux,
Agitait ses flots noirs, plus sombres
Que les ailes des noirs corbeaux,
« Gloire à toi, Jupiter! dit l'aigle, ô divin maitre,
Quand ta main, créant l'univers,
Répartit ses dons à chaque être,
Tu donnas tant de force i l'aigle, roi des airs,
Qu'il n'est point de hauteur aux voûtes éternelles
Où mon puissant essor n’ait fait planer mes ailes,
Et je viens de ton œuvre admirer la beauté
Sur des sommets ou nul avant moi n'est monté!
— Tu n’es qu'un fanfaron! s’écrie une araignée
Sur un rameau voisin s'agitant indignée
A t'entendre, mon cher, on dirait, sur ma foi,
Que tu te crois ici perché plus haut que moi ! »
L’aigle baisse les yeux; il voit l'ignoble bête
Qui, prés de lui, de fils enlaçant les rameaux,
Se trémousse à l'ouvrage, et, jusque sur sa tête,
Vient de sa toile immonde étendre les réseaux.
On et dit que l'insecte l'humeur tracassière
Prétendait du soleil lui cacher la lumière.
« Toi si haut! lui dit l'aigle; eh! les plus forts jamais
N'ont osé de leur vol effleurer ces sommets!
Mais toi, faible et d’ailes privée,
Pour venir ici tu rampas?
— Moi ramper! Ma fierté n'y consentirait pas.
— Comment sur ces hauteurs es-tu donc arrivé ?
_— En m'accrochant à toi; d’en has jusques ici,
Sur ta queue, en volant, tu m’apportas ainsi.
Mais dis-moi, camarade, en somme,
Si j'arrivai par toi, sans toi j'ai pu rester ;
De grands airs devant moi sois donc plus économe,
Et sache que, sans me vanter,
Je pourrais... » Mais du vent qui soufflait sur les cimes
Un tourbillon vient l'emporter,
Et la jette au fond des abimes.

Vous et moi, nous voyons souvent dans nos cités
Certaines gens d'humeur hautaine
Qui, légers de mérite et sans prendre grand'peine,
Comme notre araignée au faîte sont montés.
A quelque grand seigneur accrochés par derrière,
Il se gonflent d'orgueil, et leur mine est si fière,
Que des forces de l'aigle on les croirait dotés ;
Mais sur eux et sur leur lignée
Qu'un léger veut vienne à souffler,
Dans la fange on les voit rouler
Avec leurs toiles d'araignée !

Livre I, fable 2




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