L'Aigle et l'Abeille Ivan Krylov (1768 - 1844)

Heureux l'homme qui peut sur un vaste théâtre
Appliquer ses talents à de hardis travaux;
Son courage aux bravos de fa foule idolâtre
Doit l'ardeur qui le pousse à des efforts nouveaux;
Mais combien est plus méritoire
L'œuvre de l'homme obscur qui sait sacrifier
Son repos et son temps à quelque humble métier,
Qui ne poursuit qu'un but, et, sans rêver la gloire,
A l'intérêt public se livre tout entier!
Un aigle voyait une abeille
S'agiter autour d'une fleur.
« Que tu me fais pitié! dit-il d'un air moqueur;
Ta science el on goal sans doute font merveille,
Mais quel fruit, ma pauvrette, obtiendra ton labeur?
Mille autres, comme loi, tout l'été, sans relâche,
Vont façonner le miel aux ruches suspendu ;
Qui donc de leur travail peut distinguer ta tache,
Et payer à tes soins te prix qui leur est di?
Pourquoi tous ces tracas? C'est à n’y rien comprendre !
Travailler tant qu'on vit, puis, quand il faut mourir,
Comme un vulgaire insecte obscurément pourrir,
C'est le lot où tu peux prétendre.
Mais combien mes destins diffèrent de ton sort !
Quand, déployant mes larges ailes,
Dans les hauteurs du ciel j'ai porté leur essor,
Tout ici-bas tremble sous elles !
Nul rival au-dessus du sol,
Lorsque je fends les airs n'ose élever son vol.
Le berger qui ma vu ne dort plus dans l'étable.
Quand sur les plaines j'apparais,
Le daim, s‘il aperçoit mes serres redoutables
Rentre effrayé dans ses forêts.
— Gloire a toi ! dit l'abeille, et que, dans sa justice,
La main de Jupiter te soit longtemps propice.
Quant à moi, j'ai toujours compris
Qu’à l'intérêt commun sans réserve adonnée,
A ce travail obscur j’étais prédestiné ;
Si la gloire à mes soins n'accorde point son prix,
Je ne la cherche pas. Parfois, avec tendresse,
Je regarde la ruche, et me console ainsi,
En pensant qu’à ce miel qui forme sa richesse
Quelques rayons du mien se sont mêlés aussi ! »

Livre II, fable 15




Commentaires