« Mon voisin, mon bijou, mange un peu, je t'en prie.
— Voisin, je n’en puis plus! — Tu veux rire, je crois ;
Une assiettée encor irait bien, je parie ;
Vraiment c'est une soupe à s’en lécher les doigts !
— Mais trois fois j'en ai pris !
Ah ! Bon ! Voilà qu'il compte !
Il suffit de vouloir ; on n’en a jamais trop.
Fais-toi vivre. Allons, point de honte !
Va, morbleu ! jusqu'au fond du pot !
Mais quelle oukha! comme elle est grasse !
On dirait qu'on a répandu
Sur son jus de l'ambre fondu !
Voyons, l'ami du cœur, vas-y de bonne grâce :
De la brème, en veux-tu ? Des tripes, eu voilà !
C’est du sterlet, mon cher, ce petit morceau-là,
Plein la cuiller encor, ce c'est pas trop, j'espère.
Et toi, la bourgeoise, holà !
Viens aussi presser le compère, »
C'est ainsi qu’à Phocas Demiane offre un régal,
Sans laisser au voisin ni trêve ni relâche.
Phocas, près de se trouver mal,
Depuis longtemps sue à la tâche.
Mais, tout en maudissant le sort,
A tendre encor l'assiette enfin il se décide;
Puis, forçant son courage à ce suprême effort,
Il avale... et l'assiette est vide.
« Voilà ! J'aime un ami quand il entend raison !
S'écrie alors Demiane, et la cérémonie,
Chez moi, mon bon chéri, n'est jamais de saison.
Mais tends l’assiette encor : l'oukha n'est pas finie. »
Quoique l'oukha d'ailleurs fût son mets favori,
L'infortuné Phocas, de frayeur, jette un cri.
Saisissant à deux mains chapeau, ceinture et canne,
Il court chez lui, tout ahuri,
Et jamais, depuis lors, il ne revit Demiane.
L'Oukha est une soupe de poisson russe. Le sterlet est un petit poisson gras.