Le Goujon Ivan Krylov (1768 - 1844)

Je ne suis point un grand prophète,
Mais, quand un papillon s'entête
A folâtrer, à voltiger.
En tournoyant près des chandelles,
Je dis que d'y brûler ses ailes
Notre imprudent court grand danger;
Et , par malheur, ma prophétie
Presque toujours se justifie.
Petit Grégoire , viens ici ;
Cette leçon pourra t'instruire :
A l'enfant elle est bonne à dire,
Et peut servir à l'homme aussi.
« Quoi! la fable est déjà finie ?
Me diras-tu. — Non pas; attends :
Des préfaces j'ai la manie ;
La fable viendra dans son temps.
C'est la morale. Allons, écoute...
Mais qu'as-tu donc? Bon! mes discours,
Qui tout à l'heure étaient trop courts,
Vont te sembler trop longs sans doute.
Que faire, enfant? J'avoue ici
Que même peur me tient aussi.
Prends patience , au moins ; regarde :
Ton bon ami se fait bien vieux ;
L'automne a des jours pluvieux,
Et la vieillesse est très-bavarde.
Je poursuis donc. Souvent on dit :
u Petite faute est bagatelle;
Pourquoi m'en accuser? Peut-elle
Jeter sur moi du discrédit? »
Ainsi s'excuse un cœur novice,
Et, l'imprudent ! il ne voit pas
Qu'il fait ainsi le premier pas
Qui le conduit au précipice.
Simple habitude , notre erreur
Devient un vice dont l'empire
Sur nous s'exerce avec fureur,
Et, pour en guérir notre cœur,
Rien désormais ne peut suffire.
Je vais donc prouver à présent
Qu'à s'en fier trop à soi-même,
On court toujours péril extrême.
Pour rendre mon sujet plaisant,
La fable prendra la parole.
Sur le papier ma plume vole,
S'il faut l'instruire en t'amusant.

Des pécheurs, gens cruels, habitants d'un rivage
Dont le nom bien connu m'a pourtant échappé,
Portaient chez les poissons le deuil et le ravage.
Dans le fleuve , à l'abri sous un bord escarpé.
Certain goujon vivait tout près de leur village.
Très-vif et très-alerte, il savait plus d'un tour,
Et surtout n'était point timide.
Voit-il un hameçon, le goujon intrépide,
Ainsi qu'un vrai toton va tourner à l'entour;
Les pêcheurs contre lui pestent cent fois par jour.
Quand l'un d'eux, plein d'espoir, après sa longue attente,
Suit de l'œil le bouchon de sa ligne flottante,
Son cœur palpite : - Il mord ! se dit-il , on le sent ! »
La ligne enfonce, il la retire ;
Que voit-il ? Le ver est absent !
Des pêcheurs le goujon semble vouloir se rire.
Il va dépouiller l'hameçon.
Et, zeste! il a quitté la place.
Enfin, l'ennemi, quoi qu'il fasse,
De lui ne peut avoir raison.
Ecoute, lui dit un confrère.
Je crois qu'il peut t'en cuire. Es-tu donc à l'étroit
Ne saurais-tu, moins téméraire.
Chercher pour vivre un autre endroit ?
Pourquoi tourner près des amorces?
Quelque beau jour, si l'on t'y prend,
Je crains très-fort , à parler franc,
Qu'avec cette eau tu ne divorces.
Qui vit trop près de hameçon
N'est pas loin de la poêle à frire.
Aujourd'hui l'on est fanfaron,
Qu'est-on demain? Peut-on le dire ?
Mais les sots et les sourds entendent peu raison,
u Parbleu! dit l'entêté, j'ai bon œil, quoi qu'on dise.
Si les pêcheurs sont fins, moi, je le suis aussi;
Vouloir m' effrayer est sottise.
Suis bien cet hameçon; regarde celui-ci.
Un autre, un autre encore! Attention, compère!
La finesse est à jour. Tiens, vois comme on opère !
Mon héros mord à l'hameçon,
Attrape un ver, puis deux...
Mais enfin, au troisième,
11 reste pris! Bonne leçon.
Par son échec, on voit, je pense,
Qu'il vaut mieux à temps se ranger.
Que d'avoir toujours l'imprudence
De se tenir près du danger.

Livre IX, fable 1




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