Le grand Seigneur Ivan Krylov (1768 - 1844)

Ln grand seigneur, nous dit l'antiquité,
Sans courtisans avait, un jour, quitté
Son beau palais et son riche domaine,
Pour visiter la rive souterraine
Du sombre empire où Pluton tient sa cour;
Ou, pour parler en langue plus humaine,
Ln grand seigneur vint à mourir, un jour.
Devant le juge il alla comparaître,
Ainsi qu'il est aux enfers ordonné :
« Quel est ton rang? quel pays t'a vu naître ?
— J'étais satrape ; en Perse je suis né.
Je fus toujours de santé si débile,
Que je n'ai pu m' occuper un moment,
Laissant aux mains d'un secrétaire habile
Le soin actif de mon gouvernement.
— Mais qu'as-tu fait? — Donnant ma signature,
Tout à loisir, j'ai bu, dormi, mangé.
— Au paradis va tout droit ! — Mal jugé !
Sans nul respect s'écrie alors Mercure.
— Non , pas si mal, dit Éaque, on voit bien,
A parler franc, que tu n'y comprends rien.
L'ignores-tu? de son vivant, ce prince
N'était qu'un sot, et, si de son pouvoir
Il eût usé, sur sa pauvre province
Que de malheurs on aurait vus pleuvoir !
Aurais-tu pu, témoin de ces alarmes.
Pour réparer les maux que j'ai prédits,
De tant de gens aller sécher les larmes?
Notre homme donc, et point ne m'en dédis.
N'ayant rien fait, a droit au paradis. »

Je vis hier, à la séance.
Certain juge, tout en dormant,
De Thémis tenir la balance :
Il doit avoir assurément
Le paradis pour récompense.

Livre X, fable 13




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