L'Habit et l'Oreiller Jean-François Guichard (1731 - 1811)

Posé sur le lit de son maître
Un habit près de l'oreiller
Avec lui se mit à parler.
Tout parler dans la fable, ainsi cela peut être.
Écoutons-les : Que Damon
(Du maître c'était le nom)
Est un heureux mortel ! conviens-en, camarade,
Disait l'habit : jamais malade,
Toujours joyeux, train de milord,
Qu'il soit aux champs, ou qu'il soit à la ville ;
Tant que dure le jour, il vous fait rouler l'or,
C'est un charme ! esprit vif, âme nette et tranquille :
Aussi l'accueille-t-on, du moment qu'il paraît.
Moi, qui le suis partout, je sais ce qu'il en est :
Discours, geste, sourire, en lui, tout prend la teine
D'un être dont le ciel prévient chaque désir,
Et qui s'épanouit aux rayons du plaisir ;
Quand il perd, pas la moindre plaine ;
Le gagnant est moins gai. L'oreiller répondit :
Je te crois : mais d'où vient, lorsqu'il se met au lit,
Ce soupir éternel ? D'où vient donc, quoi qu'il fasse,
Que le sommeil, toute la nuit,
Le fuit ;
Que pour le provoquer il change en vain de place ;
Qu'il me hausse, me baisse ; enfin
Que toujours je l'entends, et d'un ton lamentable,
Répéter ce triste refrain :
« Ah ! malheureux ! Ah ! misérable ! »
Un jour, je m'en souviens, un jour de lansquenet,
Sa cervelle fut presque au bout d'un pistolet :
À ton compte, pourtant, il chante, rit, folâtre.
Que prouve, mon ami, ce différent portrait ?
Que, pour connaître un acteur tout-à-fait,
Il faut le voir hors du théâtre.

Livre II, fable 14




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