La Reine des Fourmis mourut : on la pleura.
Le trône était héréditaire.
Elle n'avait qu'un fils ; ce fils lui succéda.
Mais il n'imita point les vertus de sa mère,
Et bientôt on le détrôna :
Ce peuple avec les Rois n'entend pas raillerie.
Voulant à l'avenir éviter un tel cas,
Il abolit la monarchie.
Il fallut pour cela convoquer les États.
Ils créèrent des Magistrats ;
Ils accrurent la tyrannie ;
Et de ce nouveau joug chacun fut bientôt las.
Pour avoir mal choisi, ces infectes conclurent
Qu'un tel gouvernement ne leur convenait pas ;
Et leurs meilleurs cerveaux dès l'instant résolurent
De n'avoir déformais ni Magistrats ni Roi :
Le Louvre fut détruit et les lois disparurent.
Alors chaque Fourmi ne vécut que pour foi.
Que m'importe si ma voisine
Pour passer son hiver n'a pas assez de grains ?
Je n'irai pas quitter le foin de ma cuisine
Pour enrichir ses magasins :
L'une ainsi raisonnait. Grace à Dieu, disait l'autre,
Mon grain me durera quatre bonnes saisons ;
Plutôt que de donner du nôtre,
Le printemps et l'été nous nous reposerons.
Plusieurs avaient, parmi ces infectes avares,
Au pied d'un petit mont établi leurs foyers ;
D'autres sur la hauteur avaient mis leurs Dieux Lares.
L'Aquilon de ceux-ci vide un soir les greniers.
Les Dames d'en-bas toutes fières
D'avoir leurs magasins entiers,
Quand ils viennent quêter, rejettent leurs prières.
Mais la pluie à son tour ravageant leurs logis,
Ces bestioles trop altières
Vont des rives du Styx grossir les fourmilières.
Leurs voisins par l'épargne et le tems rétablis,
Les laissèrent périr sans en être attendris.
Une jeune Fourmi vit un jour avec joie
Un bel épi de bled à deux pas de son trou.
Vingt Fourmis près de-là trotaient sans savoir où:
Aidez-moi, leur dit-elle, à charger cette proie.
C'est très-bien dit vraiment, répond chaque Fourmi ;
Allez vous fatiguer pour cette Demoiselle ?
Quant à moi, je prends l'air ; mon grenier est rempli :
Le ciel vous asiste, la belle !
De leur mépris barbare elle se vengea bien ;
(Le dépit donne du courage :)
Tandis qu'elles goûtaient les plaisirs du voyage,
La Dame alla piller leur bien.
De retour au logis, les autres ne trouvèrent
Que la moitié de leur provision :
Pour unique ressource elles se désolèrent ;
Personne ne prit part à leur affliction.

Les hommes deviendraient bientôt insociables ;
S'ils ne connaissaient plus ni Monarques ni lois ;
Et les refus cruels qu'essuieraient leurs semblables
Leur nuiraient à tous à la fois.
Cérès a dans mon champ répandu ses largesses et
Ce que j'aurai de trop fera pour mon voisin,
Qu'elle a privé de ses richesses ;
Et sa reconnaissance est un trésor certain,
Où je puiserai l'abondance,
Quand Cérès me voyant avec indifférence,
Pour lui seul ouvrira son sein :
Tel est le fondement de la loi naturelle ;
Mais tant de passions en détachent nos cœurs
Que pour nous ramener vers elle,
Il faut des Dieux, des Rois, et des Décrets vengeurs.

Livre I, fable 20




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