Le Chat et le Cuisinier Jean-Pons-Guillaume Viennet (1777 - 1868)

Dans un garde-manger que dévastaient les rats,
Un cuisinier, moins prudent que fidèle,
Avait placé pour sentinelle
Son favori Mignon, qui du peuple des chats
Était le plus parfait modèle.
C'était pour le gardien un poste périlleux.
Le fumet d'un pâté troublait sa conscience,
Et l'appétit du drôle était fort chatouilleux.
Mignon pourtant fait bonne contenance.
Il se lèche la patte, il se frotte les yeux,
Il approche, il recule, il se roule, il s'allonge,
Et par mille contorsions
Cherche à se délivrer de ses tentations.
Mais de son maître, hélas ! l'absence se prolonge.
Tout s'use avec le temps, même la loyauté ;
Et la faim de Mignon a longtemps résisté.
Il gratte la terrine, et puis fait une pause ;
Sa patte sur le bord nonchalamment se pose ;
Il jette sur la croûte un regard de côté.
Il flaire le couvercle, il le lève, il s'arrête :
Il tourne et retourne la tête ;
Mais son palais en est fort humecté ;
Et par ce jeu fatal sa langue affriandée,
Sa dent même s'est hasardée.
Bref, la faim l'emporta sur la fidélité,
Et, quand le cuisinier revint à son service,
Il ne trouva plus dans l'office
Que les débris de son pâté.

Je crois à la vertu, mais elle est bien fragile ;
Elle a, dans l'intérêt et surtout dans la faim,
Deux puissants ennemis que je cite entre mille.
Leur résister jusqu'à la fin
Est chose rare et dissicile.
Il faudrait l'enfermer dans un étui d'airain,
Et nous ne sommes que d'argile.

Livre I, Fable 21




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