La Dinde et la Fourmi John Gay (1685 - 1732)

Nous voyons les défauts d'autrui dans un clin d'œil,
Pour cela nous avons un instinct d'Ecureuil ;
Pour nos défauts, c'est autre chose,
Nous les voyons fort peu, large qu'en soit la dose.

Une Dinde un beau jour s'en fut chercher les bois
Voulant changer de nourriture.
Une bande d'enfants derrière elle, aux abois,
D'un grain par ci par là picotait la pâture.
"Cà mes enfants ici, vite," a dit la maman,
"Ce petit mont fournit certaine friandise
Qui mérite vraiment que deux mots on lui dise ;
Voyez ces nègres sont pour nous mieux qu'ortolan,
Mangez, régalez-vous sans crainte,
La Fourmi, mes enfants, c'est le brouet des Dieux!
Que nous serions heureux si toujours sans contrainte,
Nous pouvions déguster ce mets délicieux !
C'est vivre au moins que faire ainsi ripaille,
Loin du sanglant couteau du marchand de volaille !
Mais l'homme... il soit maudit !... l'homme est notre ennemi,
Il lui faut des Dindons chaque fois qu'il festoie.
Le méchant ! a Noël il fait de nous sa proie,
Noël est des Dindons la Saint Barthélemi !
Du manant, du seigneur on nous voit sur la table,
Les hommes font de nous un manger délectable,
Oh! les gourmands qu'ils sont les infâmes bourreaux !
Or, mes enfants la gourmandise,
Je vous le dis avec franchise,
C'est le pire de tous les péchés capitaux."

"Vous parlez d'or, tout beau, tout beau, Madame,
Répondit à la Dinde une vieille Fourmi,
Il vous est fort aisé de lancer l'épigramme
Et ne le faites à demi,
Sur le péché d'autrui ; souffrez que je reclame :
Avant de clabauder sur l'homme et ses défauts,
Regardez ce que font messieurs vos Dindonneaux,
Pour un repas, un seul, leur bec vorace
De toute une tribu vient d'engloutir la race !"

Livre I, fable 38




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