A force de durs traitements,
Un pauvre âne, dans sa cervelle,
Avait enfin gravé certaine kyrielle
De signes et commandements.
Il savait à chacun, de façon telle ou telle,
Obéir ponctuellement,
Aller, venir, tourner, lever, baisser la tête,
Désigner la personne ou plus sage ou plus bête,
Faire maints tours, enfin, pourvu qu'exactement
On suivît le même ordre en les lui commandant.
Pareille science, à tout prendre,
N'est rien qu'une routine. Eh oui !
Mais d'un âne, après tout, que voulez-vous attendre ?
Je trouve, quant à moi, que c'était fort pour lui.
Le fait est qu'il passait pour très-grande merveille :
Lorsqu'il allait en foire avec son conducteur,
Vous eussiez admiré l'air profond et rêveur
Dont il faisait mouvoir son bonnet de docteur,
Et de chaque côté montrait un bout d'oreille.
Il attirait la foule, et chacun s'étonnait.
A le faire briller son maître était habile :
Chaque ignorant, chaque benêt
De bonne foi s'imaginait
Que ce pauvre âne raisonnait ;
Et même on vit tel imbécile
Prétendre un jour qu'il le tenait
Pour premier savant de la ville.
Une semblable opinion
Était chose pour lui fort douce et fort utile ;
Mais on concevra bien qu'il lui fut dissicile
De soutenir longtemps sa réputation.
Certain jour de très-bonne fête,
Notre âne sur la place attirait grand concours.
Un moment, par malheur, son maître perd la tête ;
Des commandements et des tours
Il intervertit l'ordre et dérange le cours :
Alors voilà la pauvre bête,
Fidèle à sa routine, allant son train toujours,
Frappant du pied quand il faut braire,
S'égosillant lorsqu'il faudrait se taire,
Tournant, manœuvrant à rebours,
A chaque signe, enfin, faisant tout le contraire
De ce qu'il conviendrait de faire.
Ce fut au point, assure-t-on,
Que, pour désigner la plus sage
Des jeunes filles du village,
Il alla s'arrêter devant un gros garçon ;
Et que, pour indiquer l'enfant le plus poltron,
Il s'en vint souffler au visage
Tout balafré d'un vieux dragon.
Chacun alors se prit à rire,
Chacun de bafouer le triste aliboron,
De huer son maître, et de dire :
« Retourne à l'école, beau sire,
Et tâche de comprendre un peu mieux ta leçon. »

Dois-je ajouter qu'en plus d'une occurrence,
J'ai rencontré de petits sots,
Fort habiles en apparence,
Mais qui ne savaient que des mots
Assemblés sans raison et sans intelligence ?
Hélas ! avec ce faux savoir,
Tel qui peut, le matin, abuser l'ignorance,
Par tous les bons esprits sera sifflé le soir.

Livre III, fable 10




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