Les deux Échelles Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Dans une vaste cour on voyait deux Échelles.
L’une, étroite en sa forme, avait deux longs montants
Que tenaient séparés vingt rayons parallèles
Entre eux également distants.
l’autre ne présentait qu’une élégante masse
Dont on cherchait d’abord l’utilité ;
Elle occupait bien plus d’espace
Et piquait du passant la curiosité.
Le public, qui toujours veut qu’on le satisfasse,
Demande à voir son développement.
Un homme, sans efforts, fait mouvoir une roue;
Cinq étages distincts s’élèvent à l’instant:
– En les parcourant tous, le moins hardi se joue,
Et l’un peut y monter lorsque l’autre descend.
Des chemins ménagés avec intelligence
En faveur des incendiés ,
Au seul aspect, leur rendent l’espérance ;
Et des planchers sont là pour leurs timides pieds.
Du premier au second , du second au troisième,
Ainsi de suite au faite l’on parvient ;
Chaque étage construit sur le même système,
Dans son centre offre à nu l’appui qui le soutient.
Mais admirez la prévoyance !
On n’a voulu rien oublier ;
Pour venir au secours de la faible indigence,
Un pont roulant communique au grenier.
Sur un charriot mobile, artistement liée,
L’Échelle par son poids se tient solidement ;
Sur elle-même est-elle repliée ?
Partout on peut la conduire aisément.
Quatre vis de rappel sous le train qui la porte
Dispensent d’aligner le terrain au cordeau ;
Avec cette spirale escorte
Rien ne s’oppose à son niveau.
Conservatrice de la vie.
Cette machine utile au genre humain,
Et que l’inventeur nomme Échelle d’incendie,
Contre un feu dévorant est un abri certain ;
C’est l’ouvrage du cœur guidé par le génie,
On ne se lasse point de la considérer.
Mon Lecteur aura peine à croire
Que celle à deux montants voulut se préférer
À l’autre qui sera célèbre dans l’histoire.
« Fort peu dispendieuse en ma simplicité,
» Je me rends nécessaire à chacun, disait-elle ;
» On m’établit avec célérité ;
» L’Amour même à Paphos déposa mon modèle,
» Depuis que dans la nuit un véritable amant
» Par mon moyen visita sa maîtresse,
» Et vint, les yeux en pleurs et le cœur palpitant,
» Se consoler des jours perdus pour sa tendresse. »
L’autre lui dit avec un doux accueil :
Ma sœur, je ne fais que de naître ,
Et j’aurais tort de montrer de l’orgueil :
Sous peu de temps tu sauras me connaître.
J’arracherai des hommes à la mort,
Et je verrai consacrer mon usage ;
Mais ce n’est point assez d’avoir un si beau sort :
Je lis dans l’avenir quel sera mon partage.
Mars a jeté sur moi des regards curieux ;
Je dois briller un jour dans les champs de la gloire
Et servir à guider les Français valeureux
Dans le chemin de la victoire.
Je leur ferai porter sur l’assaillant
Ce coup-d’œil qui décide avant qu’on délibère,
Et qui des ennemis fait deviner souvent
Le plan, le nombre et les ruses de guerre.
En ce moment, pour faire un échafaud,
Un maçon eut besoin de la banale échelle ;
Sur son épaule il l’emporte aussitôt,
Et l’autre seule alors se replia sur elle.
Quand deux objets sont en rivalité
Pour avoir la prééminence,
A celui qui peut mieux servir l’humanité,
Donnons toujours la préférence.

Livre II, fable 4




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