— Moi, si j'étais le maître,
Disait, à Mathurin, Gros-Jean le beau censeur,
Je n'aurais que douceur
Pour tout ce que je ferais naître.
Et d'abord dans l'ordre moral,
Pour être explicite,
Tout serait licite,
On ne connaîtrait pas le mal ;
Dans le monde physique
Si mystérieux,
Rien de problématique,
Tout sauterait aux yeux.
Tiens ! si j'étais le maître, on connaîtrait la lune
Et puis l'on causerait avec ses habitants :
Et ceux qui, malgré tout, ne seraient pas contents,
Pourraient s'en aller là courtiser la fortune.
Si j'étais maître, Mathurin,
Je ferais lever le matin
Un peu plus tard dans la journée
Et je rallongerais l'année ;
Je ferais taire le grand vent
Qui soulève au loin la poussière :
Je ferais pleuvoir moins souvent :
Mainte fleur serait moins grossière
Et verserait parfum plus doux.
Tu vois bondir là-bas les vagues en courroux ?
Je les apaiserais : elles resteraient calmes.
Les arbres de nos bois
Que dépouillent les froids
Auraient de belles palmes
Et fleuriraient toujours.
Pareil à du velours
Serait le gazon des prairies.
Je tendrais au ciel nuageux
Mille éclatantes draperies ;
Et, pendant les jours orageux,
Au lieu de cette étrange foudre
Qui cherche à tout réduire en poudre,
Je ferais, dans les cieux couverts,
Entendre mille chants divers.
Si j'étais maître, enfin, pour traverser le monde
On ne construirait plus ces bateaux à vapeur,
Ni ces chemins de fer, qui vont à faire peur
Sur la terre ou sur l'onde ;
Mais l'homme, infatigable et rapide à la fois,
S'élancerait partout sans rencontrer d'obstacle :
Tout serait soumis à ses lois.
Que ce serait un beau spectacle !
Ah ! oui, si j'étais maître…
Il ne put achever,
Car il tomba soudain dans une fosse creuse
Sans pouvair se relever.
— Si j'étais maître, moi, dit d'une voix moqueuse
Mathurin son gai compagnon,
Je vous tirerais bien de cette affreuse fosse ;
Mais la dissiculté me paraît assez grosse ;
J'attendrai du secours. Méditez, mon mignon,
Vous me direz, après, ce que vous pourriez faire
Pour vous tirer d'affaire
Si vous étiez vraiment le maître tout à coup.
— Ah ! je ne le sais pas beaucoup ;
Mais je sais que si je remonte,
Mathurin, je n'oublierai pas,
Pour être de bon compte,
Que j'étais maître enfin de mieux guider mes pas.
Ne cultivons pas l'utopie ;
La terre où nous vivons vaut bien notre amitié ;
Pratiquons la philanthropie,
Mais regardons toujours où nous mettons le pié.