La Sensitive et le Mimosa Léon Riffard (1829 - ?)

Un père avait deux fils, deux jumeaux. La Nature,
Leur avait donné même port,
Même taille et même figure.
Pour le reste, ils différaient fort.
L'un, caractère doux, humeur toujours paisible,
Plein d'un aimable enjouement,
Vivait dans le contentement.
L'autre, trop tendre, trop sensible,
Ombrageux,
Et par conséquent malheureux,
Tout le jour, avec ou sans cause,
Se plaignait de quelqu'un ou bien de quelque chose.
Il s'en prenait au genre humain,
Quand ce n'était pas à lui-même,
Disant : « Personne, hélas ! ne m'aime;
Tout le monde m'en veut : il n'est que trop certain ».
On les mit au collège. Alors ce fut bien pire !
L'un dès le premier jour fut entouré d'amis,
Et l'autre souffrait le martyre,
Voyant partout des ennemis.
Et c'était vrai : cette jeunesse,
Qui ne brille pas par le cœur,
En faisait un souffre-douleur,
Et s'amusait de sa tristesse.
Le pauvre enfant en grand émoi,
Profite d'un congé pour se plaindre à son père :
- Grands et petits, ils sont tous après moi,
Pourquoi ?
Pourtant je ne suis pas plus méchant que mon frère. -
Le père ne dit rien. À la fin du dessert,
Pour prendre le café l'on passa dans la serre.
C'était un vrai jardin d'hiver,
Tout vert,
Qui, sous sa toiture de verre,
Abritait les plus belles fleurs
Et les arbustes les plus rares, ?
Admirables de forme, autant que de couleurs,
En dépit de leurs noms barbares :
Wigandias, Tigridias,
Chamérops et Gloxinias !
Au treillage du mur mille camélias !
Pièce d'eau gazonnée au milieu. Sur la rive
Se dressait une Sensitive,
Non loin d'un Mimosa : Deux jolis arbrisseaux,
Jumeaux,
Absolument pareils de taille et de feuillage.
Seulement l'un des deux, digne de son renom,
Et de son nom,
Ne souffre même pas qu'on l'effleure au passage ;
L'autre, loin de s'en émouvoir,
N'a pas seulement l'air de s'en apercevoir.
Le père en entrant dans la serre
Approche du bassin, et, d'une main légère,
Frôle le premier arbrisseau.
Il n'en faut pas plus : le rameau,
Ainsi touché, plie et se penche,
Collant ses feuilles deux à deux,
D'un air piteux,
Comme prêt à quitter sa branche.
Le Mimosa, soumis au même traitement,
Et d'un geste encore plus rude,
Ne bouge pas, suivant son habitude.
Pour les bambins, nouvel étonnement.
On revient à la Sensitive :
« Voyons que j'essaie à mon tour ! ><
Et chacun se presse à l'entour,
Avançant une main, d'abord un peu craintive.
A chaque contact, brin à brin,
L'arbrisseau blessé se reploie.
Et nos petits bourreaux poussent des cris de joie,
Sans faire attention au Mimosa voisin.
Les voilà toute la journée,
Jusqu'à l'heure de la rentrée,
Qui s'amusent comme des fous
Avec la pauvre Sensitive,
En faisant pleuvoir mille coups
Sur une plante inoffensive !
Le soir, à l'heure du départ,
Le père prit son fils à part :
- Eh bien, mon fils ! - Eh bien ! mon père,
J'ai compris la leçon : Merci ! Sur cette terre
Les Mimosas sont bien heureux !
J'essaierai de faire comme eux.
Tu verras, j'aurai l'âme forte :
En moi la Sensitive est morte.
- Bravo, mon fils ! les nerfs, l'humeur,
Ne sont jamais que trouble-fête.
Va, ne te monte plus la tête :
Contente-toi d'avair du cœur.

Livre II, Fable 3




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