Le Lion et le petit Chien Louis Auguste Bourguin (1800 - 1880)

On rattache aisément une corde rompue,
Mais toujours reste un nœud qui rejoint les deux bouts.
Ainsi la confiance entre amis, entre époux,
Quand elle est une fois perdue,
Jamais en son entier ne peut être rendue :
On a beau pardonner, un amer souvenir,
Un souvenir que rien n'efface,
Rappelle à chaque instant la faute, et, quoi qu'on fasse,
La douce intimité ne peut plus revenir.
Je veux à ce propos raconter une fable,
Ou plutôt un trait véritable :
Au jardin de Buffon, l'on voyait autrefois
Un lion, fier tyran des bois ;
Tant qu'il vécut dans sa pairie ;
Mais alors pauvre esclave, à Tunis acheté,
Pour être l'ornement de la Ménagerie.
Un petit épagneul, plein d'amabilité,
Partageait sa captivité.
Qui n'eût pas admiré l'indulgence facile.
Du sultan prisonnier envers son compagnon,
Lui si fort, l'autre si mignon !
L'épagneul, pétulant, agile,
Agaçait son ami sérieux et. tranquille,
Et, de son front royal pour dissiper l'ennui,
Il sautait, gambadait, tournait autour de lui,
S'élançait sur son dos, lui mordait les oreilles,
Et faisait, jeune fou, cent malices pareilles.
Du monarque déchu la triste gravité
Excusait volontiers ces excès de gaîté :
L'amour et l'amitié vivent de disparates.
Puis, du jeu quand le chien paraissait fatigué,
Le lion se couchait, il allongeait ses pattes,
Et l'autre venait, d'un, air gai,
Dans les jambes du sire établir ses pénales..
Mais un jour que le chien s'abandonne, à ses jeux, ;
Le lion, rêveur, ombrageux,
S'irrite des efforts qu'il tente pour lui plaire,
Et dans un accès de colère,
Levant sur lui la patte, il s 'étend presque mort.
Sans doute il n'avait pas voulu frapper si fort,
Car, sitôt qu'il le vit sanglant et sans haleine,
Au plus vif désespoir son cœur s'abandonna.
Mais abrégeons : le chien, guérit et pardonna.
Au rebours de l'espèce humaine,
Jamais chien n'a gardé de haine.
Le nôtre toutefois devint plus circonspect ;
Au folâtre enjouement succéda le respect.
Le lion s'en plaignit : « Mon crime involontaire
N'est-il pas expié, quand j'en ai tant gémi ?
Reprends tes jeux : garder rancune à son ami
Dénote un mauvais caractère..
— De là rancune ! moi, répond le pauvre chien,
Oh! non; depuis longtemps, ami, je te le jure,
Du fond du cœur, j'ai pardonné l'injure,
Mais, malgré moi, toujours, toujours je m'en souviens. »

Livre III, Fable 10, 1856




Commentaires