Le Capucin et l'Ambition Louis-Philippe de Ségur (1752 - 1830)

Un homme aimait tant la raison,
Qu'il était fou. L'on ne peut guères,
Selon moi, refuser ce nom
Aces amateurs de chimères.
Or, ce fou-là prit en aversion
Une certaine passion,
Qu'on dit mère de l'Injustice
Et voisine de l'Avarice :
Nous la nommons l'Ambition.
Elle échaufsa si fort sa bile
Qu'il résolut, pour vivre plus tranquille,
De chercher partout un séjour
Où l'Orgueil ne tînt pas sa cour.
Conséquemment, en homme habile,
Il quitta le palais des rois :
Car là, plus que partout, l'Orgueil donne des lois.
Il s'en vint d'abord à la ville ;
Mais il y vit de gros bénéficiers,
De lourds pédands, d'insolents financiers ;
Il la trouva si riche, si fertile
En sots docteurs, en cagots, en catins,
En petits fats, en baladins,
Qu'il n'y put point fixer son domicile.
Très-lestement ses adieux il lui fit,
Pour habiter le fond d'une province.
Arrivé là, très promptement il vit,
Sous un air plus grossier, sous un habit plus mince,
Autant d'orgueil et beaucoup moins d'esprit ;
Les receveurs et les baillis,
Les employés et les commis ;
Pour le tabac leurs grotesques batailles ;
Les factotum des intendans ;
Tous ces petits subalternes tyrans,
Nains orgueilleux, imitant les géants,
Lui parurent plus impudents
Que les colosses de Versailles.
Dans son courroux contre le genre humain,
Que fit notre homme ? il se fit Capucin,
Et vient, dit-on, de mourir de chagrin
De n'avoir pas été fait gardien.
Ce fol ambitieux a le sort qu'il mérite :
Tu ris de son orgueil ; mais, lecteur, pense au tien.
L'orgueil n'est point un fléau qu'on évite.
Changez d'état, quittez noblesse et bien ;
Changez de forme, de maintien ;
Soyez Turc, Juif ou Chrétien ;
Soyez Diable, ou soyez Hermite ;
Il est toujours à votre suite :
Barbe et sandales n'y font rien.



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