Un agronome entouré de gros livres,
Qui bien souvent, hélas ! l’avaient trompé,
Philanthrope et craignant qu’on ne manquât de vivres,
De cultiver sa ferme était tout occupé.
Devant lui quelquefois se dressait un fantôme,
Un monstre qui devait ravager le royaume ;
Et ce monstre, s’il vous plaît,
C’était la pâle famine,
Qu’en idée il voyait
Entrer déjà dans sa cuisine.
Aussi faisait-il tout pour doubler ses produits ;
Au risque d’écorner sa petite fortune,
Il prodiguait sa pécune,
Et d’un œil seulement dormait toutes les nuits.
Physicien, chimiste, il dégustait ses terres,
Analysait leurs sels,
Et changeait ses jachères
En prés artificiels.
Rien ne rebutait sa constance ;
Il était même vain de toute la dépense
Qu’il faisait en essais souvent malencontreux,
Et payait, plein d’espoir, des impôts monstrueux.
Cette félicité, pourtant, n’était pas pure ;
Avec douleur, souvent il remarquait,
Pour faire une bonne culture,
Tout ce qui lui manquait.
« Voyez-vous, disait-il, ce sable est infertile ;
Pour l’amender il faudrait de l’argile ;
Là de la marne ; ici cette eau, qui fait du mal,
Deviendrait productive au moyen d’un canal.
Il faudrait… Mais à tout se peut-il que j’abonde ?
Me voilà sur les dents ainsi que tout mon monde,
Et c’est mon désespoir
De voir que plus on fait, plus il faut que l’on fasse ;
Que mille soins donnés, d’autres prennent la place,
Et nous troublent l’esprit sans qu’on puisse y pourvoir. »
— « Pourvoir à tout, dit à notre agronome
Un fermier, son voisin, c’est au-dessus de l’homme.
Il a beau viser haut, le trait porte plus bas.
Vouloir tout embrasser quand on n’a que deux bras,
C’est d’un cœur trop superbe. »
En agissant d’après le vieux proverbe,
« Le mieux est l’ennemi du bien, »
On est sobre d’essais, on ne compromet rien.
Aux champs comme à la ville, une somme épargnée
Est quelquefois la première gagnée.

Fables, 1847, Fable 11




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