On dit partout que les moutons
Sont doux, paisibles et bons;
Je le veux ; mais aussi c’est un peuple fort bête,
Et voici mes raisons
Pour lui donner cette épithété.
Un troupeau prospérait, comblé de tous les biens,
Dans un pays charmant, protégé par les chiens,
En qui la tempérance
Egalait la vaillance
Hardis contre les loups et méchants aux vauriens.
Toujours fidèle à ses anciens usages,
La gent moutonne, heureuse nation,
Avait pu traverser sans révolution
Le long siècle des âges.
Chez elle on révérait les vieillards et les sages.
Or, il advint que les chiens, les bergers
Et les moutons eurent la fantaisie
De s’accointer des moutons étrangers,
A qui fut accordé le droit de bourgeoisie.
« Hé quoi! leur dit l’un d’eux, vous redoutez le froid,
Et, de crainte du loup, vous couchez sous un toit !
Eh! moutons, mes amis, vous craignez des fantômes ;
On ne voit pas un loup dans nos trois beaux royaumes,
Et nous passons été, printemps, hiver,
Notre vie en plein air.
Aussi nous jouissons d’une santé gaillarde,
Et personne chez nous n’a la mine blafarde.
Allons, faites ici comme on fait outre-mer. »
Un autre leur disait : « Je suis mouton d'Espagne ;
Mérinos est mon nom ;
Et l'on voit à ma taille ainsi qu’a ma toison,
Que j'ai quitté pour vous le pays de Cocagne.
Pendant huit mois nous battons la campagne,
Et nous marchons fièrement en avant,
Sans regarder derrière et sans craindre le vent.
C'est un plaisir, messieurs, qu’il est bon de connaitre,
Et de tous les plaisirs c’est le plus vif peut-être.
Vive la liberté! »
Ce cri magique,
De toutes parts a l’instant répète,
Pour le troupeau fut un coup électrique.
Certain bélier, grave et bon orateur,
Opposa bien à cette effervescence
Quelques mots de prudence;
On le siffla comme un vieux radoteur,
Et des ce jour chacun prit ses mesures
Pour s’en aller courir les aventures.
Du repas des bergers on choisit le moment;
Tous les chiens au logis étaient pareillement
Et sous la table attendaient la desserte.
Plus belle occasion ne pouvait être offerte.
D'un tour de clef sans bruit en fermant la maison,
On tenait les bergers et les chiens en prison.
Vite alors on décampe; et moutons en haleine
Au grand galop de traverser la plaine.
Il fallait voir la joie! Elle ne dura pas.
Le second jour, la fatigue et la pluie
Dans le troupeau mirent la maladie.
Le soir vinrent les loups suivis de leurs louvats,
Qui donnant sur la troupe happèrent les plus gras.
Tout est passé par leur gueule vorace,
Si le ciel en pitié n’avait pris cette race.

Je connais une ville ou, jeunes et barbons,
Messieurs les habitants sont comme les moutons,
Envers les citoyens toujours en défiance,
Et pour les étrangers tout pleins de complaisance.
Dés qu’un hâbleur arrive, il est prôné, fêté ;
Pour réussir il n’a qu’a dire ;
Et sur la multitude il prend un tel empire,
Que, sans difficulté,
Il leur ferait démolir la cité,
J'entends crier à l’hyperbole!
Ah! la réalité passe encor la parole.

Fables, 1847, Fable 13




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