Moutons et Chiens Léon Riffard (1829 - ?)

Maintenant les épis sont coupés. C'est fini.
Les rudes moissonneurs, les lieuses alertes
Peuvent se reposer. Dans le guéret jauni
On voit rire déjà de larges plaques vertes.
Tant mieux. Au petit jour le troupeau va venir,
Parmi le chaume aigu, dont le sol se hérisse,
Il sait du bout des dent démêler et saisir
Le gramen délicat, qui, plus bas, le tapisse.

La récolte est rentrée. Adieu, les travailleurs,
Reprenez le chemin des alpestres bourgades
En chantant. Le berger qui descend des hauteurs,
Où, depuis le printemps, il a fui les chaleurs,
Les croise dans la route : Adesias, camarades ! '
Le voilà de retour, l'indolent pastoureau,
Roi des sommets hier, aujourd'hui de la plaine.
Il rentre dans nos champs, comme sur son domaine,
Escorté de ses chiens, au son du chalumeau !....
Et, pour compléter le tableau,
Messire Aliboron, qui porte le bagage, -
Chante, et saute de joie, en sentant son village.

Un jour, l'hiver dernier - c'était la Chandeleur -
Assis au coin d'un champ, sur une grosse pierre,
Jean gardait ses moutons, et pensait, tout songeur,
Au pays de là-haut, que fleurit la bruyère.
Ses chiens, trois montagnards du type le plus beau,
Graves, montaient la garde à l'entour du troupeau :
Chacun gardant son bord, l'œil fixé sur la ligne
Interdite aux moutons, car telle est la consigne.
Et si quelque brebis, attirée au delà,
Semble vouloir franchir la lisière, holà !
Vite, un temps de galop, et tout rentre dans l'ordre.
On ne se gêne pas au besoin pour la mordre.
Odieuse brutalité !
Un mouton en fut révolté,
Un mouton jeune encore et de grande espérance.
Entraîné par son éloquence
Il s'écria : « Jusques à quand,
Jusques à quand, moutons, mes frères !
L'homme abusera-t-il de nos mœurs débonnaires
Pour nous emprisonner, à chaque bout de champ ?
Moi, qui vaux mieux que lui, jamais fou, jamais ivre
Comme ce prétendu maître de l'univers
Et qui n'ai pas besoin, pour vivre
De mettre le monde à l'envers.
Je proteste. Est-ce que c'est ma faute, si l'homme
N'a pas, ainsi que nous, une molle toison,
Qui le couvre en toute saison
Il nous est inférieur. Eh bien, tant pis, en somme !

Cela lui donne-t-il le droit
De nous séparer à l'étroit
- Pour mieux nous tondre ?
Aujourd'hui notre laine, et notre sang demain ! »
Ainsi maître Robin, en train de nous semondre,
Disait son fait au genre humain.
Pendant ce temps un loup, masqué par des broussailles,
Se coule en tapinois auprès de l'orateur,
Et fond sur lui soudain, en disant : « Les canailles,
Ils daubent sur leurs bienfaiteurs !»
L'auditoire affolé se sauve pêle-mêle.
Mais les trois chiens, d'un saut, vous happent le larron.
« Justes cieux, je l'échappe belle,
Dit le jeune tribun, redevenu mouton,
Mon pauvre père avait raison :
Ne maudissons pas trop les chiens, et leur séquelle.
Décidément, les sergents ont du bon.

L'idéal d'un état vraiment démocratique,
N'admettant que les gens de bien,
Supprimera le loup, aussi bien que le chien.
Tous moutons, quelle République !

Certes, cet idéal est beau
Mais il n'offre rien de nouveau :
Il n'est rien de nouveau dans la machine ronde.
Demandez plutôt à Watteau
Dont la veine fut si féconde.
N'a-t-il pas, d'un coup de pinceau,
Animé tout ce petit monde,
Vêtu de soie, enrubanné,
Qui s'en va, mièvre et suranné.
Aux bords que le Lignon arrose,
Sur les sofas, dans les trumeaux,
Menant tous ces jolis troupeaux
Enguirlandés de bleu, de rose?
Foin du loup! Il n'est pas admis
Dans ces aimables paysages :
Tous les agneaux y sont bien sages ;
Tous les chiens y sont endormis;
Et sans craindre pour sa toilette
Amaranthe peut tendrement
Ecouter les airs de musette
Dont la régale Clidamant.
On se demande seulement.
Au sein de cette bergerie
Si, dans l'intérieur des maisons;
Dont on voit blanchir les pignons
Parmi la verdure fleurie,
Là-bas, derrière la prairie
Où vous paissez, gentils moutons
Il n'est pas quelqueu boucherie.

Livre I, Fable 4




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