Le Cheval et l'Âne se rendant en pèlerinage à la Mecque Léon Riffard (1829 - ?)

Du temps où les bêtes parlaient,
- Où les hommes savaient se taire ! -
L'Ane et son compagnon, le Cheval, s'en allaient
Libres, à travers champs, par monts et par vaux : « Frère,
Dit le Cheval, un beau jour, au Baudet,
Il faut que je te mette au courant d'un projet,
Qui depuis quelques jours me trotte par la tète.
Si tu veux, quand viendra -la Fête,
Nous irons visiter le tombeau du Prophète,
Comme il convient à tout cheval pieux,
Et même à tout baudet, un peu religieux.
J'ai fait vœu d'accomplir ce saint pèlerinage.
Le voyage
Sera plus agréable à deux. »
L'Ane lui répondit : « Sans doute
Le projet m'agrée, entre nous,
Mais avez-vous prévu les ennuis de la route ?
Les privations, les dégoûts.
C'est peut-être bien dur pour vous.
- Comment, je ne pourrais pas faire
Ce que fait tous les jours un simple dromadaire!
Que dis-je ?... ce que fait un âne comme toi!
Pourquoi ?
- Vous fûtes trop heureux, trop choyé dans la vie.
Que deviendriez-vous sans farine, sans foin ?
Sans étrille!... - Quittez ce soin.
J'ai pu jusqu'à ce jour, au gré de mon envie,
Me passer mainte fantaisie,
Me donner du bon temps, satisfaire mon goût;
Pourquoi se priver après tout ?
Mais, vienne le moment de faire pénitence,
Personne autant que moi n'aura de l'endurance.
La volonté suffit. -. L'habitude vaut mieux. »
Ils partent au jour dit. Le soir, une prairie,
Drue et fleurie,
Offrit aux voyageurs un repas copieux,
En même temps qu'un lit moelleux.
« Eh bien, qu'en dis-tu, camarade ?
On croirait que le ciel bénit notre escapade.
- C'est vrai, fit le grison de sa voix de Stentor,
Ce pré-là vaut son pesant d'or. »
Et pendant que l'autre gambade,
Caracolant, cabriolant, »
Et détachant mainte ruade,
Il ne perd pas un coup de dent.
À la guerre comme en voyage,
Quiconque est sage
Doit s'empresser d'en faire autant.
L'aurore
Le trouva qui broutait encore.
Le cheval s'était endormi,
« Allons, il faut partir, ami !
L'étape sera rude aujourd'hui. Les prairies
Ne vont guère plus loin. Là-bas, c'est le désert !
Pas d'herbage, pas de couvert.
Il ne faut pas compter sur les hôtelleries. »
On chemine gaiement. Le cheval dit : « J'ai faim. »
Il regarde à l'entour : pas le moindre brin d'herbe !
« Que c'est beau, le désert ! quelle ligne superbe !
- Je donnerais tout ça pour un morceau de pain.
- Courage, ami cheval, courage !
Je gage
Que presque à mi-chemin nous serons demain soir.
Voyez-vous ce palmier, qu'aucun souffle ne bouge,
Et qui s'enlève, d'un trait noir
Au bord du ciel rayé de rouge ?
Eh bien! d'une eau limpide il indique le cours.
Et voici d'autre part un peu de nourriture. »
Il dit, et, quittant le chemin,
Descend un peu, plein d'allégresse,
Et cueille avec délicatesse
Un chardon aperçu dans le creux d'un ravin.
« Tenez, la plante est un peu rude,
Mais nourrissante, et pleine de saveur. »
Le cheval, affamé, répond avec hauteur :
« De manger, des chardons je n'ai pas l'habitude !
- Ah ! Et la volonté ? Qu'en faites-vous, seigneur?
Bien vite, croyez-moi, retournez en arrière,
Car vous tomberiez mort au bout de la carrière.
Remontez le lit du ravin :
Il va vous ramener vers las prés. N'ayez crainte.
Faites-y bonne chère, engraissez-y sans plainte.
Quand on veut pénétrer jusqu'à la cité sainte,
Il faut savair manger des chardons en chemin.

Livre I, Fable 3




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