Les Harengs et la baleine Marc-Louis de Tardy (1769 - 1857)

Des harengs, sans autre boussole
Que leur instinct, venaient du pôle,
Et du vaste Océan fendaient gaiement les flots,
Lorsqu’une masse énorme, aux plus vieux inconnue,
En un certain passage apparut a leur vue.
C’était Léviathan, qui prenait son repos.
Autour de lui tout étant immobile,
On crut d’abord qu’on rencontrait une ile.
Dans tous les rangs ce fut une rumeur ;
On consulta la carte, et chacun dans le doute
S’alarmait et craignait qu’on n’est fait fausse route,
Quand Je monstre en parlant mit fin a leur erreur.
« Je ne suis, cria-t-il, qu’une simple baleine ;
De ces mers il est vrai qu’on me nomme la reine ;
C’est un nom que pour rire on veut bien me donner.
Je n’ai point de sujets. Pour chercher mon diner,
-Chaque jour je chemine,
Et je suis seule, amis, pour faire ma cuisine. »
Tout en parlant ainsi, la baleine songeait,
Et dans sa tète enfantait le projet
D’amener des harengs la multitude immense
A prendre ses quartiers dans le fond de sa panse.
Excusons-la, Fat-on sans contredit,
Et pour le corps et pour l’esprit,
La plus grosse bête connue,
Ce n’est point chose défendue
De s'amender, de mettre un peu |
De finesse et de ruse a bien cacher son jeu.
« Je vois bien, continua-t-elle,
Que vous aimez l’histoire naturelle.
Si vous courez-les mers, on devine aisément
Que ce n’est point pour vous un simple amusement.
Vos esprits avec moi pourront se satisfaire ;
Aux voyageurs instruits heureuse de complaire,
Je recéle en mes flancs un monde tout entier ;
Un pays vierge, ot sont de charmantes campagnes,
De gras vallons, des coteaux, des montagnes,
Et des chemins de fer inconnus du routier.
Venez donc lexplorer ; et d’abord, par prudence,
Pour y pousser une reconnaissance,
Détachez quelques amateurs.
Pour passer les premiers, avez-vous des docteurs ?
Avez-vous des savants ? — Oh ! la belle demande !
De nos poissons cria toute la bande ;
Nous sommes tous docteurs, madame, entendez-vous ?
L’égalité, telle est la loi chez nous. »
L’apostrophe était sans réplique ;
La baleine ouvrit donc la gueule, et des harengs,
Qui pour entrer pressaient leurs rangs,
Elle avala d'un trait la république ;
Ce qui lui fut, dit-on, un grand régal.
A d’autres qu’aux harengs'l’amour-propre est fatal ;
Ils ne sont pas les seuls qu’il fascine et qu’il méne
Dans le ventre de la baleine.
Recevez, cher A..., ’hommage de ces vers,
Vous qui, de l’amour-propre évitant les travers,
Donnez souvent beau jeu par votre modestie
A l'interlocuteur qui fait votre partie.
Tel qui ne comprend point, en causant avec vous,
Un mérite qui garde un air simple, un ton doux,
Méconnait constamment votre réserve extréme,
Et vous mel sans facon au—dessous de lui-méme.
Mon cher, c’est votre faute, et dans votre portrait,
Le peintre ne pourra dissimuler cette ombre,
Unique, je l’avoue, et qu’affaiblit l’attrait
Des belles qualités qui, chez vous, sont en nombre.
Mais de la modestie on peut se corriger,
Et l’amour-propre seul met son homme en danger.

Fables, 1847, Fable 32




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