La Baleine et le Hareng Théodore Lorin (19è siècle)

Poursuivi par une baleine,
Un hareng à ce monstre échappait avec peine,
Et tout en fuyant débitait
Le discours le plus pathétique.
Halte là ! me dit un critique,
On le sait, des poissons tout le peuple est muet.
Eh mon Dieu ! laissons là ces vaines minuties :
Trêve à vos sottes arguties.
Ésope, Phèdre et tous leurs successeurs,
Sans le moindre scrupule, ont fait parler les arbres,
Les plantes, les fruits et les fleurs,
Même parfois jusques aux marbres :
D'où je conclus que nous pouvons
De faire parler les poissons
Prendre également la licence.
Venons au fait. « Ah ! disait le hareng,
Pourquoi, monstre implacable, as-tu soif de monsang ?
N'ai-je pas, comme toi, des droits à l'existence ? »
« Mais, reprit la baleine, et le droit du plus fort.
En méconnais-tu la puissance ? »
« Il faut me résigner à mon funeste sort,
Dit le pauvre poisson. Du soin de ma vengeance
L'homme se chargera : crains. » Il n'acheva pas ;
Le gigantesque cétacée
En l'avalant mit fin à ces débats.
Cependant, sur la mer une barque lancée
S'approchait lentement : la baleine d'abord
Se rit de l'inutile effort
De ceux qui la montaient ; mais bientôt harponnée
Elle s'éloigne et d'un sillop sanglant
Rougit les flots : enfin haletante, pâmée,
La malheureuse expire. « Ah ! dit-elle en mourant,
Jusqu'à ce jour j'ai pensé follement
Que le droit du plus fort était le droit unique ;
J'avais grand tort, et l'homme sans réplique
Vient de me le prouver : il est un autre droit
Non moins incontestable et non moins authentique,
Celui du plus adroit. »

Livre X, Fable 4




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