leur pâture accoutumée
Tityre avait conduit les Chèvres du hameau.
Tandis qu'à s'égayer cette troupe animée
Bondit au penchant du coteau,
Broute l'herbe nouvelle, ou de maint arbrisseau
Dépouille la verte ramée,
Tityre s'est assis au pied d'un vieil ormeau,
Sur un tertre d'où sort une source d'eau pure,
Qui gazouille en fuyant, et mêle un doux murmure
Aux doux accents du chalumeau ;
Tu vois d'ici, Damis, ce riant paysage.
Mais, plus un paysage est beau,
Même dans l'Arcadie, et plus il est d'usage
Qu'il se trouve une ombre au tableau.
L'ombre est un Loup, qui vient, de la forêt voisine,
Troubler la paix de la colline,
Et les chants du berger, et les jeux du troupeau.
Tu juges de l'effroi qui suit son arrivée !
Aussitôt, par sauts et par bonds,
 travers roches et buissons,
Des Chèvres, au hasard, la foule s'est sauvée.
Une seule suivait, à pas abandonnés,
Des sentiers creux et détournés ;
Mais, bien loin d'assurer sa fuite,
Leur étroit défilé justement l'a conduite
Vis-à-vis du Loup, nez à nez.
Le ravisseur vers elle accourt, gueule béante,
Croyant tenir sa proie, et sûr d'un bon repas :
Que faire ? le chemin ici ne permet pas
De s'échapper par la tangente ;
Reculer ? impossible. Il faut franchir le pas.
O bonheur ! à sauter notre Chèvre obligée
Prend un élan si brusque en son danger pressant
Qu'au fond de ce gosier ouvert et menaçant
Sa double corne s'est plongée.
Ainsi messire Loup, étrangement surpris,
Croyait prendre la Chèvre, et par elle il est pris.
Dès qu'il sent dans sa gueule entrer la double pointe,
Il frémit, il s'agite, il devient furieux :
Le feu lui sort en vain des naseaux et des yeux ;
Avec lui, malgré lui, la Chèvre reste jointe.
Plus il cherche à s'en dépêtrer,
Hurlant, frappant des pieds, et secouant la tête,
Plus ses propres efforts servent à resserrer
Le lien nouveau qui l'arrête.
C'est une rage, une tempête !
Au loin tout le vallon l'entend vociférer.
Pendant que de ses cris les échos retentissent,
Aux ordres du berger les chiens se réunissent.
Le Loup, qui les voit si nombreux,
Et qui n'est pas de force à se battre contre eux,
D'une frayeur subite ayant l'ame frappée,
Saute, sans balancer, d'une roche escarpée,
Entraînant la Chèvre avec lui
Par ses deux cornes enlacées,
Et qui paraissent enchâssées
Dans le gosier du Loup comme dans un étui.
Voilà donc Chèvre et Loup roulant à l'aventure
Du haut de ce rocher saillant,
Se tenant et se tiraillant,
Et si bien changeant de posture
Qu'à la Chèvre tantôt le Loup sert de monture,
Et tantôt sous le Loup c'est la Chèvre qui pend !
Connais-tu, cher Damis, quelque caricature
Dont l'effet soit aussi frappant ?
Mais une autre bizarrerie
Au terme de leur chute encor les attendait.
Au bas du coteau s'étendait
Une verdoyante prairie.
Là, dans l'herbe fine et fleurie
Paissait un beau Cheval, errant en liberté ;
Mais, qui s'en fût jamais douté?
Sur le dos du coursier robuste
Notre couple sauteur est descendu si juste
Qu'aux flancs droits du Cheval le Loup s'étant jeté,
La Chèvre en équilibre est de l'autre côté.
Des cris du Loup, du poids d'une charge inconnue,
Le coursier, tout épouvanté,
Vers la ferme soudain court à bride abattue.
Le fermier sort en pâlissant,
Et ne peut deviner d'abord pour quelle cause
Accourt avec terreur son Cheval hennissant ;
Mais le pâtre survient qui raconte la chose :
Le fait paraît divertissant.
On met à mort le Loup. De sa gueule affamée
On dégage enfin sans effroi
Les cornes dont la Chèvre heureusement armée
A fait un courageux emploi.
Ces circonstances singulières
Font naître un différent bien plus original,
Digne d'être soumis, Damis, à tes lumières.
Sera-ce au maître du Cheval,
Sera-ce au maître de la bique,
Qu'un jugement impartial
Du Loup donnera la relique ?
Grand problème, sans contredit !
De son côté, le berger dit :
« Aurions-nous eu le Loup, si ma Chèvre héroïque
N'avait encorné le bandit ?
Non, répond le fermier ; toutefois cette aubaine,
Qui nous en a fait le cadeau ?
Qui l'a conduite ici ? La prise eût été vaine
Si mon Cheval n'eût eu la peine
D'arriver jusqu'à nous sous un double fardeau.
Mais c'est ma Chèvre, enfin, quelle erreur est la vôtre !
Qui seule a fait un si beau coup.
Comment ? sans mon Cheval, votre Chèvre, et le Loup,
Pouvaient se tuer l'un et l'autre. »
La nouveauté du fait attire les passants.
Entre les deux rivaux la foule est partagée ;
Leurs débats sont embarrassants ;
Et l'on ne sait trop dans quel sens
La cause doit être jugée.
Un patriarche du canton,
Vénérable vieillard, courbé sur son bâton,
Se relève, et d'un geste impose le silence :
Des rumeurs aussitôt cesse la turbulence ;
On l'entoure, on attend ce qu'il va prononcer.
« Enfants ! l'affaire est entendue.
Les raisons, des deux parts, semblent se balancer.
Le Loup par la moitié peut donc se dépecer ;
 tous deux part égale est due....
Ce jugement rustique obtient toutes les voix ;
On l'applaudit, on l'exécute.
O trop heureux, dans cette lutte,
Ceux qui d'un tel arbitre ont pu suivre les lois !
Que ce fait au civil soit l'objet d'une instance
Dans le plus mince tribunal,
Avant infernal d'en voir la fin, un art trop
N'aurait-il pas en frais cent fois mangé d'avance
Le Loup, la Chèvre, et le Cheval ?