CERTAIN Rat décrépit, nommé Ronge-Lardus,
(Tant il avait rongé de lard dans sa jeunesse),
Au Cocyte des Rats conduit par la vieillesse,
Tout prêt à le passer, disait son In manus.
De ces eaux que deux fois nul Rat n'a jamais vues,
Déjà l'affreux Caron, aux oreilles pointues,
A la longue queue, au poil gris,
Dans sa main engriffée ayant repris sa rame,
Sur son fatal esquif l'appelait à grands cris.
Déjà l'Atropos des Souris,
De ses cruelles dents allait couper la trame,
Qu'à ce Doyen des Rats, dans la France nourris,
Filaient les doigts velus d'une autre Lachesis.
Combien, hélas ! combien des ans l'injure extrême
Rendait ce malheureux différent de lui-même !
Ce n'était plus ce Rat, plus vif qu'un Ecureuil,
Qui des caves aux toits volait en un clin-d'œil ;
Cet écornifleur de fromage,
Redouté dans tous les celliers,
Des granges le fléau, l'effroi des colombiers,
Ce Rat si gras aux dépens du Village.
Il ne lui restait plus qu'une griffe et trois dents,
Qu'un corps desséché par les ans,
Et plus encor par la famine ;
Avec peine il traînait sa maigre et longue échine.
Sous la faulx de la mort, qui prête à l'immoler...
Tout beau, prenons un style un peu moins honorable,
En bon Français ne pouvant plus voler
De quoi calmer sa faim insatiable,
Loin d'en frémir, loin de se désoler,
En Rat prudent, et même en homme raisonnable,
Il tâchait de s'en consoler.
Mourons, se disait- il, allons revoir nos Pères,
Finissons notre vie, ou plutôt nos misères :
Dans l'état où je suis, goutteux, cassé, perclus,
N'ayant plus que les os de la peau revêtus,
Puis-je encor désirer de vivre ?
Eh! pourquoi prolonger mes maux de quelques jours?
Il vaut mieux que la mort en abrège le cours,
Puisqu'enfin elle doit les suivre.
Dois-je, hélas ! dans ces murs, témoins de mes exploits,
Et qui m'ont vu braver les Matoux tant de fois,
Attendre, qu'en allant chercher le moindre vivre,
Bientôt ma faiblesse me livre
Aux dents du plus petit minet,
Dont je ferais, ô Ciel ! la fable et le jouet?
Jadis, en le rongeant, j'ai lu dans certain Livre
Du Curé, que la mort est l'instant du repos ;
Viens donc, ô mort! je t'attends en héros.
Lors, d'un cochon bien gras, une cuisse empâtée,
Fut près du moribond, par hasard apportée,
Sur le bord du tombeau, le Rat
Avait encor de l'odorat,
Du fumet du jambon sa narine est frappée.
Oh ! oh! dit-il, quelle heureuse lipée !
Je serais un grand sot, si je mourais de faim,
Le museau sur un mets fi fin.
On peut bien affronter la mort avec vaillance,
Quand on ne prévoit pas pouvoir s'en garantir ;
Mais quand on trouve un moyen de la fuir,
Je crois, ma foi, qu'en conscience
On doit promptement le saisir :
Voilà pour vous une rude nasarde,
Monsieur Caron, vous en tenez ;
Vous comptiez me happer, mais ce pâté retarde
Mon départ pour la barque où vous vous démenez :
Et vous, Madame la camarde,
Vous avez un bon pied-de-nez.
Tout en raillant la mort par ces mots effrénés,
Il se traîne à sa chère proie,
De ses yeux éraillés la lorgne avidement;
Enfin, il fond sur elle avec autant de joie
Que le Grec affamé sur les trésors de Troie.
Le Pâté frais cède aisément
Ases mâchoires émoussées,
Mais qui, dans ce moment,
Par la faim étaient aiguisées,
D'abord très-promptement
Il ouvre la première croûte ;
Il entre, et puis beaucoup plus lentement,
Au milieu du jambon il se perce une route.
Il le voulait creuser apparemment,
Ainsi qu'une carrière en voûte,
Et s'y faire un appartement :
Mais il advint tout autrement,
Il y trouva son cimetière ;
Car il s'emplit d'une telle manière,...
Et de croûte et de Porc, étouffante matière,
Que, son faible estomac tout-à-coup se rompant
Son âme sortit en sifflant ;
Il sentit dans ses yeux expirer la lumière,
Et pour lui le jambon fut de la mort-aux-Rats.
On dit que, quand il fut là-bas...
Le Rat Minos, dressant sa moustache infernale,
Lui fit cette mercuriale :
Eh bien ! aux arrêts du trépas,
Imbécile animal, tu croyais te soustraire ;
Mais tu vois maintenant qu'à sa faulx meurtrière,
Tous les foins des mortels ne les dérobent pas:1
On évite la souricière,
Mais c'est pour tomber dans des lacs.
Tel, craignant de périr sous l'horrible tonnerre
Que lance le Dieu des combats,
Vendit son Régiment, et resta dans sa Terre ;
Un perfide assassin l'égorge entre ses draps ;
Quand on croit fuir la mort, on se jette en ses bras.
J'adopteE la leçon de ce Juge sévère,
Et j'y joins, pour ma part, ce précepte certain,
Que l'excès de la bonne chère
Est aussi fatal que la faim.
Mais j'entends un Censeur, qui me crie aux oreilles,
Oh! contez plus sommairement ;
Car Lafontaine, assurément,
N'a point fait de Fables pareilles,
Pour la longueur. J'en conviens, mais aussi
L'événement que je rapporte ici,
N'est pas un conte en l'air; c'est la tragique histoire
D'un Rat-de-cave, hélas ! de sinistre mémoire,
Qu'un heureux coup du fort, qui n'est pas le
premier,
Prêt à mourir de faim, rendit gros Financier.
Pour réparer le temps de sa longue détresse,
Notre gourmand se livre aux festins, à l'ivresse,
Mange comme un Prélat, boit comme un Templier,
Meurt d'indigestion. Digne mort d'un Fermier !