Les deux jeunes Rats Fortuné Nancey (? - 1860)

Dans un grenier vrai pays de cocagne,
Pour les barbons que plus d'une campagne
Aux ruses avait façonnés,
Deux jeunes rats étaient abandonnés.
Pauvres, orphelins, sans asile,
Qu'allons-nous faire dit l'un d'eux ?
Cherchons, dit l'autre ; une plainte inutile
Nous rendrait-elle plus heureux !
Il était vrai ; voilà les orphelins en route ;
Au moindre bruit, on s'arrête, on écoute,
Un rien fait sans raison trembler les voyageurs.
Sous leurs pas cependant le malheur semblait naître,
Pas un seul trou désert, pas un seul grain sans maître,
Partout d'avides possesseurs.
Enfin, après des tours et des courses sans nombre,
A demi morts, à jeun, n'en pouvant plus,
Dans un coin solitaire, ils s'arrêtent perclus.
Force était bien ; car la nuit, de son ombre,
Du monde alors atteignait les Etats
Comme les domaines des rats.
Tous les êtres dans la nature
Goûtaient tes charmes du repos,
Hormis ceux qui, courbés sous le poids de leurs maux,
Le désespoir dans l'âme et le corps sans pâture,
N'attendaient plus rien que des cieux.
Soit hasard, soit l'effet d'une toute-puissance,
En ce moment un rayon d'espérance
Des deux amis frappe soudain les yeux.
Sur une côte escarpée et déserte,
Ils ont cru voir une case entrouverte,
Et vers ce lieu par un dernier effort,
Sans plus tarder ils vont tenter le sort.
O Dieu, soutien de l'innocence !
De leurs travaux, de leur persévérance,
Premier effet, première récompense !
De la case déserte aucun être vivant
N'emplit les voûtes solitaires ;
Or par le droit sacré de premier occupant,
De ce gîte voilà nos rats propriétaires.
A quoi bon désormais aller chercher ailleurs
Dès le matin on se met à l'ouvrage,
Le succès donne du courage,
Et nos rats étaient travailleurs.
En peu de temps, on arrange, on répare ;
On s'entr'aide en amis, on fouille et l'on soutient,
La fortune pour eux se montre moins avare.
Mais le bonheur les trouble, et bientôt l'ennui vient -'
Puis l'inconstance les sépare.
L'un des deux plus tranquile et d'un esprit plus droit,
Se trouve heureux en songeant que naguère
Il a d'un sort affreux essuyé la misère ;
L'autre veut voir le monde et sé trouve à l'étroit.
Il est bouillant, actif, et ses jeunes années
Lui font rêver souvent de hautes destinées.
Bientôt il part, et certain du succès,
Sur une côte, et riante et meilleure,
11 choisit un lieu sûr et de facile accès,
Pour y fixer sa nouvelle demeure.
Mais il faut tout créer, et des pieds et des dents
Notre rat travaille longtemps.
Le bois né cède point, et la pierre est trop dure ;
Il faut pour réussir de trop constants efforts.
Renonçons-y, dit-il ; mais il est d'autres bords ;
Et voilà de nouveau qu'il erre à l'aventure.
Plus loin autre embarras ; un importun voisin,
Ne veut pas près de lui qu'un autre s'établisse ;
Il faut qu'en s'éloignant notre rat obéisse
Ou se batte soir et malin.
S'éloigner sans doute est plus sage ;
Il espère toujours d'ailleurs,
Et qu'un gîte, et des jours meilleurs,
Seront à la fin son partage.
Mais vain espoir, et le troid et la faim,
Découvrent seuls leur aiguillon prochain,
Et le courage l'abandonne ;
Car pour comble de maux, voilà qu'un maître ordonne,
D'enlèver et gerbes et grain
Des lieux où notre rat moissonne.
Adieu bonheur tant espéré!
Notre rat qui souvent rêva gloire et richesse,
Pour abriter désormais sa vieillesse,
N'a pas même un gîte assuré.

Si de ces deux amis nous gardons souvenance,
Nous verrons qu'en nos goûts il faut de la constance,
Pour être heureux et réussir ;
Que le travail n'est rien sans la persévérance,
Qu'elle seule peut enrichir.
La mousse ne croit point dans le torrent qui coule,
Et ne s'attache point à la pierre qui roule.

Livre I, fable 7




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