La Cheval et le Bœuf

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


Un jour, dans un gras pâturage
Que peuplaient des troupeaux nombreux,
Un Cheval, jeune et vigoureux,
Libre encor, parcourait l'herbage.
De ses joyeux hennissements
Il fait retentir la vallée :
Sa crinière en flots étalée
S'agite et brille au gré des vents.

Un écuyer hardi s'apprête
A le dresser pour son plaisir :
Il tient sa longe toute prête,
La jette, parvient à saisir
Dans des noeuds sa superbe tête,
L'attire à lui, le croit force,
Et sur le dos de sa conquête,
En centaure, s'est élancé.

Que fera la Bête indomptée ?
Frémir, hennir, lancer du feu
Apleins naseaux, serait trop peu.
Tantôt sur ses jarrets montée,
Tantôtjetant la croupe en l'air,
Se redressant comme l'éclair,
Écumant, sautant de colère,
Elle fait tant que l'écuyer
Descend enfin sans étrier,
Et s'en va mesurer la terre.

Aussitôt sortant du haras,
Des garçons toute la cohue
Sur le coupable, à tour de bras,
Pour le régenter s'évertue ;
Mais lui, ne s'en étonne pas.
Il pousse, il heurte, il mord, il rue :
À la tête l'un est frappé ;
L'autre a la jambe fracassée,
Un autre l'épaule cassée :
Chacun s'en retourne écloppé ;
Et le vainqueur qui les défie
Galope autour de la prairie,
Comme un vrai Cheval échappé.

Qu'en fera-t-on ? Il est de race :
Avec ce titre-là, dit-on,
Il faut que jeunesse se passe :
Enfin, mon drôle, avec sa grâce,
Reçoit un brevet d'Étalon.
Chaque jour maîtresses nouvelles
Sont offertes à son ardeur :
Le sérail du jeune Seigneur
Est plein des juments les plus belles.
Boire, manger, courir, jouir,
Telle est sa nouvelle existence :
Ila doit à sa résistance ;
Aurait-il mieux fait d'obéir ?

Ainsi raisonnait un Prud'homme
Du troupeau sage respecté,
Au demeurant, bête de somme,
Bon et gros Bœuf : l'Antiquité
(De Memphis et non pas de Rome).
Parmi ses dieux l'aurait compté,
Tant il avait l'air vénérable,
Tant, lorsqu'il sortait de l'étable,
Il semblait dire en son maintien :
Salut et paix aux gens de bien !

D'abord, voyant cette bagarre,
Il avait traité le Cheval
D'entêté, de jeune brutal,
D'enfant hargneux, d'esprit bizarre ;
Mais quand il vit ce dénouement,
Et pour quelles impertinences
On avait à ce garnement
Donné de telles récompenses :
Je suis bien dupe assurément
D'obéir ponctuellement,
Dit-il, depuis tant de journées,
Tant de saisons et tant d'années !
L'Homme est ingrat : il file doux
Devant qui lui montre les cornes ;
Mais moi, pour des travaux sans bornes
Je n'obtiens de lui que des coups :
Hurlons enfin avec les loups.

Le lendemain, on se présente
Pour mener mon Bœuf au labour.
Le joug est là qui chaque jour
Asservit sa tête pensante.
Alors, répétant sa leçon,
Il fait tout ce qu'il a vu faire,
Des quatre pieds frappe la terre,
Mugit, écume en vrai démon ;
Et de ses cornes menaçantes,
Et de ses prunelles ardentes
Fait un spectacle, à la façon
Des fameux Taureaux de Jason.

Le Maître, muet de surprise,
Croyant qu'il a le diable au corps,
D'un certain signe l'exorcise ;
Puis renouvelle ses efforts,
Puis cède enfin et lâche prise.
En secret il prend son parti,
Laisse errer dans ce pré fertile
L'Animal, autrefois docile,
Et que l'exemple a perverti.
Nouvel Apis, dans la paresse
En peu de jours le Boeuf s'engraisse,
Et de sa noblesse averti
Par ce beau loisir qu'on lui laisse,
D'Io, mugissante déesse,
En rêvant il se croit sorti.
Mais au milieu d'un si doux somme
Arrive un maudit ouvrier,
(Ouvrier que boucher l'on nomme,)
Qui, travaillant de son métier,
Lève son maillet, et l'assomme.

Le Fabuliste a prétendu
Prouver ici cette maxime :
Quelquefois pour le même crime
L'un est fêté, l'autre est pendu.

Fable 12




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