La Grenouille voyageuse

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


Puisque le seigneur Jupiter
Permet que je vive dans l'air,
Comme dans l'eau ; puisque cette prairie
Souvent me voit sauter sur sa rive fleurie ;
Puisque ce Dieu m'a faite enfin
Animal qu'on nomme amphibie,
Et m'a construite à double fin,
Pourquoi dans cet étang rester toute ma vie ?
Sur terre je veux voyager :
On augmente ses jouissances,
On ajoute à ses connaissances
A voir un pays étranger :
De séjour et d'amis à ne jamais changer,
L'esprit, quand on en a, les talents, tout se rouille ;
Partons. Ainsi parlait une jeune Grenouille,
Vive, le jarret souple, en qui l'instruction
N'égalait pas l'ambition.

Elle ignorait ce qu'ont écrit les Sages
Contre la fureur des voyages.
« Demeure en ton pays par la Nature instruit : »
Notre Maître pour nous l'a dit,
Mais non pour elle : la science
Ne vient que par l'expérience
A quiconque jamais ne lit.

Voilà ma Grenouille lancée
Sur la prairie ; adieu les joncs :
A sauts légers, à petits bonds
Déja la prairie est passée.
Un chemin creux la traversait ;
Pour la sauteuse ici le danger commençait.
Elle a beau se montrer alerte,
La poussière a bientôt changé sa robe verte
En robe grise ; elle n'y gagna rien ;
Elle était Grenouille de bien ;
Pour un vil Crapaud elle est prise.
Un manant fait cette méprise,
Pour Crapaud la poursuit, lui jette ce qu'il tient,
Son bâton, son fouet, une pierre.
Un troupeau nombreux qui survient,
En tourbillons épais fait rouler la poussière.
Où fuir à ce péril nouveau ?
Grenouille a perdu la lumière :
Le bruit seul l'avertit qu'un char suit le troupeau,
Qu'une roue, en criant, approche et la menace.
Elle fait un écart, se blottit ; le char passe ;
Le chemin est franchi. De ses premiers essais
La triste Voyageuse essoufflée et meurtrie,
Trouve un fossé sans eau, mais vert, humide et frais,
Se refait quelque temps dans cette hôtellerie ;
Puis, avec la santé reprenant sa folie,
Recommence sur nouveaux frais.

En un pâtis voisin, parmi l'herbe elle saute :
Second essai, seconde faute,
Nouveaux malheurs ; dans ce pâtis
Des bestiaux grands et petits
Erraient : tantôt du bœuf c'est la marche pesante,
Tantôt le pied du bouc ou de sa vive amante,
Ou du porc le sale groin
Qu'il faut esquiver avec soin.
À grand peine elle arrive à station plus sûre,
Qui le paraît du moins : c'était un champ de blé,
Où Cérès déployait sa naissante parure.
Ce verdoyant abri remet son cœur troublé ;
Elle se croit au port : mais cet espoir abuse
Et Grenouilles et gens ; souvent le coup mortel
Au port vous attendait : une maudite Buse,
Oiseau malfaisant et cruel,
De la race Grenouille ennemi naturel,
Aperçoit celle-ci, fond sur elle avec joie ;
Mais par trop de vitesse elle manque sa proie
Donne du bec en terre ; et Grenouille aussitôt
De sautiller à droite, à gauche, en bas, en haut,
Si bien qu'ayant perdu sa trace,
L'ennemi renonce à la chasse,
Et prend son vol, à jeun, vers le ciel azuré.

Ce choc de l'Oiseau de rapine
Plus que le reste éclaire enfin la Pèlerine.
Ayant à fond délibéré,
En droite ligne elle reprend sa route ;
À grands sauts, mais encor trop peu vite à son gré,
Repasse le pâtis, le chemin et le pré.
Ne pas voir l'univers n'a plus rien qui lui coûte,
Quand elle voit l'étang qu'elle eut tort de quitter.
Elle y saute gaîment, et n'en est plus sortie.
Que d'aventures à conter !
Elle en eut pour toute sa vie.

Mais qu'avait-elle vu ? des chars, des chemins creux,
Des troupeaux ennemis, des tourbillons poudreux,
De bestiaux divers une horde affamée
Contre les Grenouilles armée ;
De voraces oiseaux qui font frémir d'effroi,
Telle est, dans ses récits, la peinture fidelle
Du monde entier ; et voilà, disait-elle,
Tout ce qu'on apprend, croyez-moi,
Et tout ce que l'on gagne à sortir de chez soi.

Fable 57




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