Le Dîner de famille Pierre-René Le Monnier (1731 - 1796)

Que de sages leçons nous offre la nature !
A Paris, en province, au village, au désert,
Elle tient dans ses mains un gros volume ouvert.
Heureux l’homme qui fait lire cette écriture.
Un père bien prudent devrait à ses enfants
Montrer cet alphabet lorsqu’ils sont en bas âge.
Quand ils seraient devenus grands
Ils en feraient un bon usage.
Avec notre voisin Canchois,
Son jeune fils Antoine et Fanchette sa fille.
Je m’en allai le jour des Roi
Dîner auprès de la Bastille.
C’est un dîner que tous les ans
Donne le vieux Cauchois à toute sa famille
On y compte au moins vingt enfants,
Quand on peut les compter ;car tout cela fourmille,
Se démène, trotte et sautille
A dérouter cent fois les gens.
Il s’expriment des dents!
C'est plaisir que de les voir faire.
En les regardant , le grand-père
D’aise frotte ses mains. Avec ses descendants
On dirait qu’il se régénère.
Il sait l’âge et le nom de tous,
Tour à tour il les prend, les flatte, les caresse.
Les plus jeunes sur ses genoux
Sautent pour le baiser; sur son sein il les presse.
De leurs aînés quand le tour vient,
Avec plus de respect marquent leur tendresse,
Et prennent le ton qui convient.
Dans ses bras quand il tient Fanchette,
( Celle avec qui je suis venu),
Comme elle est déjà grandelette,
Long-tems il l’interroge, et d’un air ingénu
Elle répond. Alors le papa de sourire.
Leur conversation , se prolongeant, attire,
Et l’attention , et les yeux
De tous les convives joyeux.
Le bonhomme, voyant ce désir curieux,
Dit à l’enfant : va-t-en te remettre à ta place. —
Ah, papa, permettez qu’encor je vous embrasse.—
Embrasse, puisque tu le veux ;
Va, je ne demande pas mieux.
Pour ouïr cette enfant mettez-vous tous à table ;
Écoutez en silence un récit agréable
Qu’elle vient de me faire : il doit intéresser.
Allons, ma fille, allons, il faut recommencer “.
Fanchette est dans cet âge où l’on parle sans honte ;
Elle débute ainsi, sans se faire presser :
Quand nous passion…—Attends, Jacquot va se blesser:
Ote-lui sa fourchette. A présent conte, conte. —
Quand nous passions sous l’arcade Saint-Jean,
J’allais devant
Avec mon frère;
Avec Monsieur (en me montrant)
Un jeune garçon déjà grand
Sortait de la dernière messe,
Ou bien peut-être de confesse,
Car aujourd’hui c’est un bon jour.
Il nous a regardés, moi j’ai baissé la vue;
Mais je me suis bien aperçue
Qu’il est aussi gentil que le voisin la Tout.
Je l’ai suivi des yeux tout le long de la rue
Jusqu’au près de Saint Paul. Ses escarpins cirés,
Et ses bas blancs sont bien tirés,
Lui donnaient de la point. Il marchait sur le pouce,
Et choisissait les beaux pavés.
Mais bon, en moins de deux avés
Voilà-t-il pas qu’il s’éclabousse :
Et puis un gros lourdaud le pousse ,
Lui fait faire un faux pas
Qui gâte ses beaux bas.
Antoine , tu riais, moi je ne riais pas.
Le jeune homme pestait tout bas,
Je le voyais bien à sa mine.
Et puis le voilà qui chemine
Sans aucune précaution,
Faisant le pied tout plat, appuyant du talon,
Faisant sauter la crotte
Sur ses bas, ses souliers, jusques sur sa culotte.
Il en donnait même aux passants
Qui n’en paraissaient pas contents :
Mais ils se fâchaient moins qu’une vieille dévote
Donc il a taché la capote.
Oh dame, elle a mâché des mots ,
Des oremus et des propos
Qui ne sont pas dans son gros livre.
Mon papa, voilà tout. —
Oui, tout ce que tu sais, mais tu n’avois qu’à suivre
Ce jeune garçon jusqu’au bout,
Tu l’aurais vu passer…… Paix donc, faites Silence,
Et m’écoutez, mes chers enfants.
Vous avez par votre naissance
Tous une paire de bas blancs !
Las ! il est en votre puissance
De la garder propre en tout tems,
Mais si par malheur il arrive
Que vous veniez à la salir,
Pauvres enfants, pour les blanchir
Il n’est point de lessive.
Vos bas blancs, c’est l’honneur
Que vous tenez de votre père ;
Gardez-vous que jamais une tache légère
“Altère sa candeur ;
Autrement vous feriez tout comme
Le maladroit jeune homme
Dont vous a parlé votre sœur.

Fable 5




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