L'Âne et le Chien Prosper Wittersheim (1779 - 1838)

Un âne, tout grisou qu'il est,
Comme un autre s'aime et se (latte ;
Comme un autre il se croit parfait,
Et veut que son mérite éclate.
Celui dont je vous parle était grand raisonneur,
Philosophe et savant, expert dans son village.
Il marchait à pas lents conduit par un faucheur,
Et sur son bât portait certain herbage,
De cent fleurs embaumé, dont la suave odeur
Attirait des passants tous les nez en extase.
Le docile animal, que cette foule écrase,
S'écrie: « Ah ! mon mérite, en effet, est marquant
Cependant, mes amis, votre hommage m'honore,
Je suis sensible à votre empressement. »
11 regorge d'orgueil, se pavane et pérore.

Le lendemain, sans nul respect,
Du sage ânon le dos trop bénévole
Se sent chargé d'engrais infect.
A sa rencontre, un peuple inconstant et frivole,
Au lieu de s'empresser, comme hier satisfait,
Fuit au loin, et chacun éternue et se mouche ;
On ne voit plus de nez qui ne se bouche.

« Hélas ! dit le grisou, où sont donc mes amis ?
Quoi ! tant d'honneur hier, quand ici l'on m'évite !
Quel bien avais-je fait ? quel crime ai-je commis ?
Quel animal est l'homme ! A peine est-il soumis,
Empressé, tendre, qu'il nous quitte.
— Pauvre grisou ! ton mérite n'est rien,
Lui répond un fidèle chien ;
Avec l'homme vieilli, je sais mieux ce qu'il pense ;
Il sait à ses désirs plier sa conscience.
Il donne un froid sourire aux vertus, aux talents ;
Mais aux grandeurs, qu'un vain éclat entoure,
Il offre des respects, des hommages rampants.
C'est aux habits dorés, où l'orgueilleux se fourre,
Et qu'accompagnent les faveurs,
Qu'il dresse des autels, réserve des honneurs.
Pour nous ; mon cher, il nous méprise !
— Ah ! j'entends ! son hommage appartenait aux fleurs !
O vanité ! ce trait m'éclaire et me dégrise.
— Console-toi, va, chaque jour,
L'homme à la ville et les grands à la cour,
Tombent dans ta méprise. »

Livre VI, fable 15




Commentaires