Le Ruisseau ambitieux Romain Nicolas du Houllay (début 19è)

Certain ruisseau, dont l'antique existence
Datait du jour que naquit l'univers,
Semblait du temps ignorer la puissance :
Il n'avait jusqu'alors éprouvé nul revers.
Pour les bienfaits sans nombre
Que prodiguait son onde aux hameaux d'alentour,
Il voyait sur ses bords, par un heureux retour,
Croître maint peuplier dont le feuillage et l'ombre
Conservaient de ses eaux l'agréable fraîcheur.
Aux nuages légers de sa douce vapeur
Flottant chaque matin sur ses rives chéries,
Les vallons, les côteaux, les vergers, les prairies
Devaient l'émail riant de leurs tendres gazons.
En faveur des moissons qui couronnaient les plaines
Sa lymphe, se filtrant par de secrètes veines,
Eteignait du soleil les nuisibles rayons,
Répandant en tous lieux ses faveurs sans mesure
Il semblait aux humains chargé par la nature
D'alimenter les dons de Flore et de Cérès.
Sur un mont escarpé, couvert d'un bois épais
Où régnait de la nuit l'image ténébreuse,
Où le chêne courbé sous le fardeau des ans
N'avait jamais senti sa pile vigoureuse
Trembler que sous l'effort des terribles autans,
Dans les flancs rocailleux d'une grotte ignorée
Aux déités des eaux de tout temps consacrée,
L'urne d'une Naïade entretenait son cours.
Plus d'une fois dans son Crystal limpide
Il avait vu la bergère timide
Sourire à ses appas, préluder aux amours,
Plus d'une fois encore
Il l'avait vue, au lever de l'aurore,
Essayant dans ses flots, mais en vain, de calmer
Un feu qui dans son cœur venait de s'allumer.
Les amants par ses eaux juraient d'être fidèles
Ils invoquaient son nom pour fléchir les cruelles ;
Et, dans les jeunes cœurs, le serment du ruisseau
De l'amour innocent conservait le flambeau.
Enfin vers le retour de la nouvelle année,
Des bergers du canton la troupe fortunée
Célébrait sur ses bords des danses et des jeux
Que l'honneur de son nom au loin rendait fameux.
Pouvait-il être un sort plus agréable ?
Mais, hélas !
De quoi ne se lasse-t-on pas ?
Un bonheur trop constant devient insupportable.
Du sien notre ruisseau se trouva dégoûté;
Il offrait à ses yeux trop d'uniformité.
Que voyait-il que dans sa longue vie
Il n'eût déjà vu mille fois et plus ?
Sous le pénible joug de la monotonie
Ses jours s'écoulaient tous honteusement perdus.
Au moins, quand Sirius parcourant sa carrière
Remplit les champs de l'air de torrents embrasés,
Si ses flots n'étaient pas alors presqu'épuisés !
Voisin d'une vaste rivière
Qui pourrait aisément lui prêter de son eau,
Il ne connaîtrait plus, grâce à sa bienfaisance,
De cet astre de feu la fatale influence
Ni de l'aridité le funeste fléau.
Du commerce d'ailleurs il verrait les navires
Voiturer près de lui les trésors des empires ;
Il entendrait parler l'élégant citadin ;
Et peut-être qu'un jour dans un pompeux bassin
Par un canal étroit artistement pressée
Son onde jaillirait en gerbes élancée.
Il tenait ces détails de certains flots errants
Qu'il avait entendu raconter les merveilles
Des superbes palais habités par les grands,
Et cent autres choses pareilles.
Bref ; au maître des dieux
Il présente requête.
Il veut, avec sa source, arroser d'autres lieux.
Que Jupiter ou non à ses désirs se prête,
Malgré lui près d'un fleuve il saura se fixer ;
D'un départ secret même il ose menacer.
A ses voeux insensés le maître des dieux cede ;
De son nouvel état le ruisseau s'applaudit.
Mais bientôt à sa joie un noir chagrin succede :
Le fleuve contre lui mine et creuse son lit.
Notre imprudent le voit, et saisi d'épouvante
Conjure son voisin de détourner son cours.
Inutiles efforts ! le fleuve suit sa pente,
Et le faible ruisseau disparaît pour toujours.

Livre I, fable 6




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