Le Ruisseau ambitieux Léon-Pamphile Le May (1837 - 1918)

C’est aussi ce qu’un frais ruisseau,
À peine sorti du berceau,
Pensait en arrosant les friches.
 Il traînait doucement,
 Sans bruit et sans murmure,
 Son flot presque dormant
 Dans un champ de verdure.
 De jolis arbrisseaux
 S’inclinaient en arceaux
 Sur ses fleurs et ses sables ;
 Et les petits oiseaux
 Venaient boire à ses eaux
 Pour eux intarissables.

Mais ce cours guère aventureux,
 Cette existence douce
 Parmi l’herbe et la mousse
 Ne rendait pas heureux
 Le petit téméraire :
 Il rêvait, l’orgueilleux,
 Un sort plus merveilleux,
 Un destin moins vulgaire.

Or, l’hiver s’écoula, puis le printemps parut.
 Dans les bois les neiges fondirent

 Et des cieux les eaux descendirent,
 Et le petit ruisseau s’accrut.
Il grossit, il grossit, et tout à coup son onde
 S’élança, furibonde,
 Au-dessus de ses bords.
 Et, depuis lors,
 Dans son cours plein de hardiesse,
 Il inonde le pré détruit
 Qu’il arrosait avec sagesse
 Au temps qu’il serpentait sans bruit.

Plus d’un pauvre demeure honnête
 Tant qu’il n’a rien,
Mais perd les vertus et la tête
Dès qu’il accumule du bien.

Livre III, fable 18




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