Les deux Ruisseaux Prosper Wittersheim (1779 - 1838)

De la même source échappés,
Deux beaux ruisseaux, du sommet des montagnes
Fuyant avec fracas, sur cent rocs escarpés,
Longtemps ensemble erraient dans les campagnes.

« Mon frère, disait l'un, nous perdons nos beaux jours
A rouler une onde inutile,
A blanchir un gravier stérile,
A serpenter en vain, clans nos lointains détours,
De déserts en déserts, à revenir toujours
De nos courses infructueuses
Dans ces lieux où pas même un voyageur
De nos eaux vient goûter l'agréable fraîcheur.
Mouiller des plaines sablonneuses,
Voilà, je pense, un triste sort !
Si c'est là toute ma ressource,
Si je ne puis franchir ce bord,
J'aime autant tarir dans ma source.
— Oui, dit l'autre, tu n'as pas tort ;
Comme toi, je sens que notre onde,
Toujours pure et limpide, et dans son cours heureux
Roulant des flots bruyants, sans cesse impétueux,
Est digne de parer le monde.
Quelle honteuse obscurité !
Fuyons de notre sort la triste nullité !
Partons ! — Partons ! » dit l'autre, et voilà qu'ils s'éloignent,
Jurant qu'au bout du globe, un jour,
Il faut que leurs eaux se rejoignent.

Le premier, par un grand détour,
À travers cent rochers, va, dans une vallée,
De cascade en cascade, élancer son torrent
Au milieu d'une plaine où l'herbe était, brûlée,
Se creuser un bassin, établir son courant.
Cette vallée était riante et belle,
Mais l'eau manquait ; aux soins du laboureur
La terre devenait rebelle,
Et de son front à peine en payait la sueur ;
Qu'on juge de sa joie en voyant l'onde claire
Venir, en écumant, fertiliser la terre !
Bientôt, de son bassin, le bienfaisant ruisseau
Partout se distribue en ménageant son eau ;
Par mille liras, dans les champs, les prairies,
Il coule en serpentant ; l'abondance, en tous lieux,
Le suit sur ces rives fleuries.
Il baigne ici la plaine, en son cours tortueux ;
Là, son haleine humide anime la verdure ;
Plus loin, les fleurs respirent la fraîcheur ;
Partout, des feux du jour il modère l'ardeur,
Féconde, embellit la nature.
Des forges, des moulins, s'élevant sur scs flots,
Font au loin de leur bruit retentir les échos.
D'une vallée inculte il fait un sol fertile,
Et d'un malheureux pâtre, un laboureur utile.
Ainsi, ce beau ruisseau, content de son destin,
Se promène, enchanté, de jardin en jardin.

Son frère, moins actif, sans but se précipite,
Ne songe qu'à faire du bruit ;
Il voyage... ou plutôt il fuit !
Si la route est pénible, avec soin il l'évite.
11 passe enfin, après un long détour,
Près d'un château d'une noble structure,
Il admire un si beau séjour ;
Mais, voyant un parterre où languit la nature,
Il devine qu'il manque d'eau.
Content de cette découverte,
Le fortuné ruisseau
S'élance en ondoyant, et l'herbe devient verte ;
Les plantes qui vont se faner,
Et les fleurs près de s'effeuiller,
Relèvent aussitôt leurs tètes renaissantes ;
Tout s'embellit par sa douce fraîcheur,
Et Flore imprime aux airs mille odeurs ravissantes.
Mais bientôt accourt Monseigneur ;
Il voit... il admire... ô merveille !
Il ne sait s'il rêve on s'il veille ;
Quelle est sa joie !... un ruisseau clair et pur
Un artiste, à l'instant, à travers vingt machines,
Elève ces eaux argentines,
Et les fait jaillir dans l'azur.
D'un roc de marbre blanc tombant en cataractes,
Et se distribuant dans ses vastes bassins,
Elles vont serpenter en distances exactes,
Dans tous les sens, au milieu des jardins.
L'onde paraît sous cent formes nouvelles,
Cent jets d'eau, variés par l'art,
Font pleuvoir au soleil des torrents d'étincelles ;
Enfin les curieux viennent, de toute part,
Voir ces jeu\ si brillants, cette merveille unique.

Du haut de son roc magnifique,
Le superbe ruisseau, dans la vallée, un jour,
De son frère aperçoit le modeste séjour.
« Que je te plains, lui dit-il, pauvre hère !
Toujours fangeux et sans honneur,
Ne sauras-tu jamais que ramper sur la terre ?
Viens partager ma gloire et mon bonheur ;
Je suis le chef-d'œuvre du monde ;
De marbre blanc est ce rocher,
Autour de moi tout brille, et limpide est mon onde.
Un vil mortel n'ose ici m'approcher ;
Mais les grands de la cour de leurs regards m'honorent
Tous, à l'envi, m'admirent et m'adorent.
Fuis ton indigne obscurité,
Viens, mon frère, avec moi te joindre,
Sous ma grandeur cacher ta pauvreté.

— De mes désirs c'est bien le moindre,
Répond l'autre ; à jamais le sort nous désunit,
Que m'importe une gloire aussi vague et fragile ?
Mon seul bonheur est d'être utile ;
Si là-haut l'on t'admire, ici l'on me bénit ! »

Livre I, fable 14




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