Jadis au sein des bois, loin de l'engeance humaine,
La gent brebis, cet animal si bon
Qui féconde nos champs en nous donnant sa laine,
Vivait heureuse, ce dit-on,
À quelques dangers près où le sort, l'imprudence
Et même aussi par fois son innocence
Pouvaient ou la conduire, ou la précipiter.
Si quelqu'une s'osait par hasard écarter
De ces vallons ombreux, de ces plaines fertiles,
Jardins féconds, réduits secrets,
Du cerf et du chevreuil doux et charmants asiles
Que cache à tous les yeux l'épaisseur des forêts,
L'infortunée était la proie inévitable
Ou d'un tigre ou d'un loup ;
Malheur sans doute déplorable,
Mais, après tout,
Dans l'état naturel le seul pour elle à craindre,
Par conséquent le seul dont elle pût se plaindre ;
Encore, un peu d'attention
Pouvait sauver l'imprudente pécore,
Sinon toujours, au moins en mainte occasion.
Mais est-on un peu bien, à toute force encore
On veut multiplier la somme de bonheur
À chacun des mortels par les dieux départie ;
Et de là tous les maux qui traversent la vie.
Le peuple bêlant donc en proie à cette erreur
Chez les pauvres humains, hélas ! si répandue,
En mieux voulut aussi comme eux changer son sort.
Sur cent moyens produits on parle, on s'évertue ;
Enfin l'on demeure d'accord
De députer vers l'homme
Pour obtenir son tout-puissant secours
Et celui de ses chiens contre loups, tigres, ours
Et maints autres tyrans qu'il n'est besoin qu'on nomme ;
Le peuple protégé pour loyer du bienfait
Offrant au protecteur sa toison et son lait,
L'ambassade ne put qu'être bien accueillie :
L'homme en retour promet pâtis gras et bons toits,
Même à tout ce qu'on veut par serments il se lie.
Brebis alors de déserter les bois,
De s'en venir loger en belles bergeries,
Et, sous l'inspection des pasteurs et des chiens
Farouches surveillants, terribles gardiens,
De paître et de bondir dans de vastes prairies.
Toutes enfin,
Las ! se félicitaient de leur nouveau destin.
Tout à coup un fléau, la peste,
Vient affliger le séjour des mortels.
Pour calmer le courroux céleste
De tous côtés coule sur les autels
Le sang de l'innocence et non celui du crime.
Maintebrebis pour l'homme meurt victime.
Leprêtre au nom des dieux dévore les gigots,
Le feu les intestins et le ciel la fumée.
De l'hostie ainsi consumée
Le pâtre eut quelque côte et les chiens tous les os.
Achacun d'eux la chair ne parut que trop bonne.
Depuiscetemps, malgré les trésors qu'il leur donne,
L'animal de Palès, hélas ! se voit manger
Par ceux qui contre tous devraient le protéger ;
Sans compter que le loup, pourcomble de disgrâce,
Persistant dans le droit d'en opprimer la race
Signale chaque jour par quelque acte nouveau
Sa sombre cruauté sur maint et maint troupeau.
Tous les maux attachés à l'état de nature
Dans l'ordre social sont passés avec nous ;
Mais qu'ils étaient légers et doux
Comparés avec ceux qu'en cet ordre on endure !