La jambe de bois et le bas perdu

Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort (1741 - 1794)


Est-ce un conte ? est-ce un apologue ?
Vous en déciderez : voilà tout mon prologue.
Une dame en faveur, je vous tairai son nom,
Belle encor quoiqu’un peu passée,
Eut, je ne sais comment, la jambe fracassée :
Il fallut en venir à l’amputation.
Grand fut le désespoir, plus grande la souffrance ;
Mais on se tira bien de l’opération.
Bref, on touche au moment de la convalescence :
Il fallut s’habiller ; une jambe d’emprunt,
Dans une double éclisse avec art enchâssée,
Supplément du membre défunt,
Au lieu vacant fut promptement placée :
L’autre jambe, la bonne, était déjà chaussée.
Madame de son lit descendait; mais , hélas !
Admirez l’étrange caprice,
La malade soudain veut ravoir l’autre bas.
On cherche, on se tracasse, il ne se trouve pas :
Elle de s’obstiner, soit sottise ou malice ;
La voilà qui gronde ses gens,
Maltraite époux, amis, parents,
Troupe indulgente, autour du lit groupée,
Par pitié, voyez-vous, pour la pauvre éclopée.
Jugez où l’on en fut, lorsqu’en sa déraison
Elle parla de quitter la maison !
Chez nous même travers s’est montré tout à l’heure.
Perdre bons marquisats fit pousser moins de cris
Que perdre le beau nom de monsieur le marquis :
Une jambe est coupée, et c’est le bas qu’on pleure.

A mi-chemin entre un conte et une fable, comme le dit lui-même l'auteur. C'est intéressant.




Commentaires